LINDA (avec lassitude) : Tom, on est…
TOM : Mercredi, je sais. La bibliothèque ferme plus tôt.
LINDA : T’as encore fumé dans la maison. Ça sent la cigarette.
TOM (commençant à prendre la mouche) : Une seule. Dans la cuisine. Avec la fenêtre ouverte. Y a du verglas sur les marches de derrière, je voulais pas risquer la chute. Pete a encore oublié de mettre du sel.
PETE (en aparté) : Comme il est censé le savoir, puisque c’est lui qui a fait le tableau des corvées, cette semaine c’est au tour de Tina de saler. Les pilules d’OxyCotin qu’il prend sont pas juste contre la douleur, elles rendent aussi débile.
LINDA : Ça sent quand même et tu sais qu’il est précisément spécifié dans le bail qu’il est interdit…
TOM : Ça va, OK, j’ai compris. La prochaine fois j’irai dehors, au risque de tomber de mes béquilles.
LINDA : C’est pas seulement à cause du bail, Tommy. Le tabagisme passif est mauvais pour les enfants. On en a déjà parlé.
TOM : Et reparlé…
LINDA : (s’enfonçant en eaux toujours plus profondes) : Et puis, ça coûte combien un paquet de cigarettes maintenant ? Quatre cinquante ? Cinq ?
TOM : Pour l’amour du Ciel, je fume un paquet par semaine !
LINDA (enfonçant les défenses de Tom d’un assaut de panzer arithmétique) : À cinq dollars le paquet, ça fait vingt dollars par mois. Et tout ça pris sur mon salaire puisque c’est le seul…
TOM : Et allez, c’est reparti…
LINDA : … qu’on a maintenant.
TOM : T’aimes remuer le couteau dans la plaie, toi, hein ? Tu crois peut-être que je me suis fait rouler dessus exprès. Pour que je puisse rester à la maison à me tourner les pouces.
LINDA (après un long silence) : Il reste du vin ? J’aurais bien besoin d’un demi-verre, là.
PETE (en aparté) : Dis oui, papa. Dis oui.
TOM : Non, fini. Mais tu veux peut-être que je me traîne en béquilles jusqu’au Zoney’s pour en racheter ? Évidemment, tu devras m’accorder une avance sur mon argent de poche.
LINDA (au bord des larmes) : Tu te comportes comme si ce qui t’était arrivé était de ma faute.
TOM (criant) : C’est la faute à personne et c’est bien ça qui me rend dingue ! Tu comprends pas ça ? Ils ont même pas réussi à choper le type qui l’a fait !
À ce stade, Pete décida qu’il en avait assez. C’était une pièce débile. Ses parents s’en rendaient peut-être pas compte, mais lui, oui. Il referma son manuel de littérature. Il lirait le texte demandé — un truc d’un certain John Rothstein — ce soir. Pour le moment, il fallait qu’il sorte et qu’il respire un peu d’air frais.
LINDA (doucement) : Au moins, t’es pas mort.
TOM (virant totalement dans le mélo) : Des fois, je me dis que ça aurait mieux valu. Regarde-moi, accro à l’Oxy et souffrant quand même le martyre parce que cette merde me fait plus rien sauf si j’en prends assez pour me plonger dans le coma. À vivre sur le salaire de ma femme — amputé de mille dollars grâce à ces putains d’hypocrites du Tea Party…
LINDA : Surveille ton lang…
TOM : Notre maison ? Finie. Le fauteuil roulant électrique ? Fini. Nos économies ? Quasi finies. Et maintenant, je peux même pas fumer une putain de clope !
LINDA : Si tu crois que ça va arranger les choses de pleurnicher, je t’en prie, continue, mais…
TOM (hurlant) : T’appelles ça pleurnicher ? J’appelle ça être réaliste. Tu veux que j’enlève mon pantalon pour que tu puisses bien voir ce qui reste de mes jambes ?
Pete flotta en chaussettes jusqu’en bas des marches. Le salon était juste là, au pied de l’escalier, mais ils le virent même pas : ils étaient face à face, trop occupés à jouer une pièce de théâtre complètement à chier pour laquelle personne achèterait jamais de billets. Son père dressé comme un coq sur ses béquilles, les yeux rouges et les joues broussailleuses de barbe, sa mère tenant son sac à main devant ses seins comme un bouclier et se mordant les lèvres. C’était horrible. Et le pire dans tout ça ? C’est qu’il les aimait.
Son père avait oublié de mentionner le Fonds d’Urgence, mis en place un mois après le Massacre du City Center par le dernier journal papier de la ville, en collaboration avec trois chaînes de télé locales. Brian Williams y avait même consacré un reportage dans NBC Nightly News — comment cette petite ville courageuse s’était serré les coudes quand la catastrophe avait frappé, toutes ces âmes charitables, toutes ces mains tendues et tout ces bla-bla-bla, et maintenant, une courte page de pub. Le Fonds d’Urgence avait donné bonne conscience aux gens pendant genre six jours. Ce que les médias avaient omis de dire, c’était que le Fonds d’Urgence avait récolté bien peu, même avec les marches de bienfaisance, les courses à vélo de bienfaisance, et un concert du chanteur arrivé deuxième à American Idol. Le Fonds d’Urgence était maigre parce que les temps étaient durs pour tout le monde. Et bien sûr, l’argent collecté avait dû être partagé. La famille Saubers avait reçu un chèque de mille deux cents dollars, puis un de cinq cents, puis un de deux cents. Le chèque du mois dernier, marqué DERNIER VERSEMENT, s’élevait à cinquante dollars.
Waouh.
Pete se faufila dans la cuisine, attrapa ses bottes et son manteau et sortit. La première chose qu’il remarqua, c’était qu’il n’y avait pas du tout de verglas sur le perron de derrière ; son père avait carrément menti. Il faisait trop doux pour que ça gèle, du moins au soleil. Le printemps ne serait pas là avant six semaines mais le dégel avait commencé depuis déjà presque une semaine et il ne restait plus que quelques carrés de neige durcie sous les arbres dans le jardin de derrière. Pete le traversa jusqu’à la clôture et se glissa de l’autre côté du portail.
S’il y avait un avantage à vivre dans les rues aux noms d’arbres du North Side, c’était la friche qui s’étendait derrière Sycamore. Elle était facilement aussi grande qu’un pâté de maisons, deux hectares broussailleux de sous-bois et d’arbres rabougris descendant en pente vers un ruisseau gelé. Le père de Pete disait que le terrain était abandonné depuis longtemps et qu’il y avait fort à parier qu’il le reste encore longtemps, à cause d’une interminable querelle juridique à propos de qui en était le propriétaire et de ce qu’on pouvait y construire.
« En fin de compte, les seuls gagnants dans ce genre de conflits, ce sont les avocats, avait-il dit à Pete. Souviens-toi bien de ça. »
De l’avis de Pete, les enfants qui voulaient se refaire une petite santé mentale loin de leurs parents étaient aussi gagnants.
Un chemin sinueux coupait en diagonale à travers les arbres dépouillés par l’hiver et débouchait sur le Centre Aéré de Birch Street, ce bon vieux foyer des jeunes de Northfield dont les jours étaient à présent comptés. À la belle saison, des grands traînaient sur ce sentier, et autour. Ils fumaient des cigarettes et de l’herbe, buvaient des bières et couchaient probablement avec leurs copines. Mais pas à cette période de l’année. Pas de grands, ça voulait dire pas d’emmerdements.
Parfois, si ses parents se prenaient sérieusement le bec, c’est-à-dire de plus en plus souvent, Pete emmenait sa sœur avec lui. Quand ils arrivaient au Centre Aéré, il tiraient quelques paniers, regardaient des vidéos ou jouaient aux dames. Il ne voyait pas où il pourrait l’emmener une fois que le Centre Aéré serait fermé. Y avait aucun endroit où aller à part au Zoney’s, la supérette du quartier. Quand il était seul, il n’allait généralement pas plus loin que le ruisseau où il jetait des cailloux dans l’eau si elle coulait ou faisait des ricochets sur la glace si elle était gelée. Pour voir s’il pouvait faire des trous dedans. En profitant du calme.