Les prises de bec étaient suffisamment inquiétantes comme ça, mais sa plus grande crainte c’était que son père — toujours un peu shooté à l’Oxy maintenant — lève carrément la main sur sa mère. Ça ferait presque à coup sûr craquer l’étoffe déjà bien effilochée de leur couple. Et dans le cas contraire ? Si maman encaissait les coups sans broncher ? Ça serait encore pire.
Ça arrivera jamais, se disait Pete. Papa ferait jamais ça.
Oui, mais, s’il le faisait ?
Le ruisseau était toujours couvert de glace cette après-midi, mais elle avait l’air pourrie et il y avait de grosses taches jaunes dedans comme si un géant s’était arrêté pour pisser. Pete n’allait pas se risquer à marcher dessus. Il ne se noierait pas ni rien si la glace craquait — l’eau n’arrivait pas plus haut que la cheville — mais il n’avait aucune envie de rentrer à la maison et d’avoir à expliquer pourquoi son pantalon et ses chaussettes étaient mouillés. Il s’assit sur un tronc d’arbre couché et lança quelques cailloux (les plus petits ricochaient et roulaient, les plus gros passaient à travers les taches jaunes), puis regarda simplement le ciel un moment. De gros nuages cotonneux flottaient là-haut, plus du genre nuages de printemps que d’hiver, bougeant d’ouest en est. Y en avait un qui ressemblait à une vieille femme avec une bosse dans le dos (ou peut-être un sac à dos) ; y avait un lapin, un dragon, y en avait un qui ressemblait à…
Sur sa gauche, un léger bruit d’éboulement détourna son attention. Il se retourna et vit qu’une partie de la berge en saillie, fragilisée par une semaine de fonte des neiges, avait cédé, exposant les racines d’un arbre qui penchait déjà dangereusement. L’espace dégagé par l’éboulement ressemblait à une grotte, et, sauf méprise — ça pouvait être juste une ombre —, il y avait quelque chose dans le fond.
Pete marcha jusqu’à l’arbre, attrapa l’une de ses branches nues et se pencha pour regarder de plus près. Y avait bien quelque chose là-dedans, et ça avait l’air plutôt grand. Le côté d’une caisse, peut-être ?
Il négocia la pente de la berge, façonnant des marches de fortune en creusant la terre boueuse du talon de ses chaussures. Arrivé en dessous du petit glissement de terrain, il s’accroupit. Il aperçut du cuir noir craquelé et des garnitures en métal rivetées. Il y avait aussi une poignée de la taille d’un étrier sur le côté. C’était une malle. Quelqu’un avait enterré une malle ici.
Aussi excité que curieux à présent, Pete attrapa la poignée et tira. La malle ne bougea pas d’un pouce. Elle était bien calée là-dedans. Pete tira une deuxième fois, mais juste pour la forme. Il n’arriverait pas à la sortir. Pas sans outils.
Il resta accroupi, laissant ses mains pendre entre ses cuisses, comme son père le faisait avant que c’en soit fini pour lui de s’accroupir. Fixant du regard la malle qui pointait hors de la terre noire enchevêtrée de racines. C’était probablement fou de penser à L’Île au trésor (et aussi au « Scarabée d’or », une nouvelle qu’ils avaient lue en cours d’anglais l’année d’avant), mais il y pensait. Et était-ce vraiment fou ? Était-ce vraiment si fou que ça ? En plus de leur répéter que savoir c’est pouvoir, M. Jacoby soulignait toujours l’importance de la pensée logique. Et n’était-ce pas logique de penser que personne n’irait enterrer une malle dans les bois si elle ne contenait pas quelque chose de précieux ?
Ça faisait longtemps qu’elle était là, en plus. Ça se voyait rien qu’à la regarder. Le cuir était craquelé et gris par endroits au lieu de noir. Pete avait dans l’idée que s’il tirait de toutes ses forces sur la poignée et continuait de tirer, elle risquait de casser. Les garnitures en métal étaient ternes et piquetées de rouille.
Il parvint à une décision et se dépêcha de remonter le chemin jusqu’à la maison. Il repassa le portail, alla à la porte de la cuisine et tendit l’oreille. Aucune voix et la télé était éteinte. Son père était probablement parti faire la sieste dans la chambre (celle du rez-de-chaussée, où papa et maman devaient dormir maintenant, même si elle était petite, parce que papa pouvait plus trop monter les marches). Maman était peut-être allée avec lui, ils se réconciliaient parfois comme ça, mais il y avait plus de chances qu’elle soit dans la buanderie, qui lui servait aussi de bureau, à travailler sur son CV et à postuler pour des offres d’emploi en ligne. Son père avait peut-être baissé les bras (et Pete devait admettre qu’il avait ses raisons), mais sa mère, non. Elle voulait retourner à l’enseignement à plein temps, et pas seulement pour l’argent.
Ils avaient un petit garage séparé de la maison mais sa mère n’y garait jamais la Focus à moins qu’une tempête de neige soit annoncée. Il était plein de bazar de leur ancienne maison qu’ils ne pouvaient pas caser dans cette maison de location plus petite. Il y avait la caisse à outils de son père (Tom avait mis les outils en vente sur Craigslist ou quelque chose du genre mais il n’avait pas pu obtenir ce qu’il estimait être un prix correct pour le lot), quelques-uns de leurs vieux jouets, la caisse de sel et la pelle, et du matériel de jardinage appuyé contre le mur du fond. Pete choisit une pelle et repartit vers le chemin en courant, la tenant devant lui comme un soldat son fusil.
Utilisant les marches qu’il avait façonnées dans la terre, il redescendit presque jusqu’au niveau de l’eau et s’attaqua au petit glissement de terrain qui avait révélé la malle. À l’aide de la pelle, il remit autant de terre qu’il put dans la cavité sous l’arbre. Il ne parvint pas à couvrir complètement les racines, qui restèrent apparentes, mais il réussit à recouvrir l’extrémité de la malle, et c’était tout ce qu’il voulait.
Pour le moment.
Il y eut un peu de ouafi-ouafi au dîner, mais pas trop, et ça ne sembla pas perturber Tina, mais plus tard elle vint retrouver Pete dans sa chambre juste au moment où il finissait ses devoirs. Elle avait mis son pyjama-grenouillère et traînait derrière elle Mme Beasley, sa dernière poupée-doudou et la plus importante de toutes. C’était comme si elle avait de nouveau cinq ans.
« Pitou, je peux venir dans ton lit pas longtemps ? J’ai fait un mauvais rêve. »
Il envisagea de la renvoyer dans sa chambre, puis (des images de la malle enterrée miroitant dans son esprit) décida que ça pourrait lui porter malheur. Ça serait aussi méchant de sa part, vu les cernes noirs qu’elle avait sous ses jolis yeux.
« Bon, d’accord, pas longtemps. Mais que ça devienne pas une habitude. »
Une des expressions favorites de leur mère.
Tina se glissa dans le lit et se poussa contre le mur — sa position préférée pour dormir, comme si elle avait l’intention de rester là toute la nuit. Pete referma son manuel de Sciences de la Terre, s’assit à côté d’elle et grimaça.
« Alerte à la Poupée, Teenie. J’ai la tête de Mme Beasley qui me rentre dans les fesses.
— Je vais la rouler en boule à mes pieds. Là. C’est mieux comme ça ?
— Et si elle s’étouffe ?
— Elle respire pas, idiot. C’est qu’une poupée et Ellen elle dit que j’en aurai marre bientôt.
— Ellen a rien dans le ciboulot.
— C’est ma copine. » Pete nota avec un certain amusement qu’elle n’avait pas exactement opposé un démenti. « Mais elle a sûrement raison. Tout le monde grandit.
— Pas toi. Tu seras toujours ma petite sœur. Et t’endors pas. Tu retournes dans ta chambre dans cinq minutes.