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Je dois prendre une douche, se dit-il. Et nettoyer la terre dans la baignoire après, pour pas qu’elle me demande ce que je trafiquais dehors alors que je suis censé être malade. Je dois être vraiment prudent, et je peux en parler à personne. Personne du tout.

Sous la douche, il eut une idée.

1978

Chez soi, c’est là où quand t’arrives, on peut pas te demander de repartir, mais quand Morris arriva à la maison de Sycamore Street, il n’y avait aucune lumière pour éclaircir les ténèbres du soir et personne pour l’accueillir à la porte. Qui aurait-il bien pu y avoir ? Sa mère était dans le New Jersey, en train de donner des conférences sur la façon dont une bande d’hommes d’affaires du dix-neuvième siècle avait essayé de piller l’Amérique. De donner des conférences à des étudiants de master qui prendraient probablement la relève pour voler tout ce dont ils pourraient s’emparer dans leur poursuite du Billet d’Or. Certains auraient sans doute dit que Morris aussi s’était lancé à la poursuite de quelques Billets d’Or dans le New Hampshire, mais c’était pas ça. Il y était pas allé pour l’argent.

Il voulait mettre la Biscayne au garage et hors de vue. Putain non, il voulait se débarrasser de la Biscayne, mais ça devrait attendre. Sa priorité immédiate, c’était Pauline Muller. La plupart des gens dans Sycamore étaient tellement scotchés à leur poste de télé qu’une fois la première partie de la soirée commencée, ils n’auraient même pas vu un OVNI atterrir sur leur pelouse, mais c’était pas le cas de Mme Muller : la voisine des Bellamy avait élevé l’espionnage au rang d’art. C’est donc chez elle qu’il se rendit en premier.

« Oh, mais regardez qui voilà ! glapit-elle en ouvrant la porte… comme si elle était pas en train de zieuter par la fenêtre de la cuisine quand Morris s’était garé dans l’allée. Morrie Bellamy ! En chair et en os et beau comme un dieu ! »

Morris afficha son plus beau sourire oh-vous-alors.

« Comment allez-vous, madame Muller ? »

Elle le serra dans une étreinte dont Morris se serait passé mais qu’il lui rendit docilement. Elle tourna ensuite la tête, ébranlant ses bajoues et son double menton, et cria :

« Bert ! Bertie ! C’est Morrie Bellamy ! »

Depuis le salon lui parvint un triple grognement qui aurait pu correspondre à un Comment tu vas.

« Entre donc, Morrie ! Entre, entre ! Je vais faire du café ! Et devine quoi ? » Elle remua ses sourcils noirs colorés d’une manière horriblement aguicheuse. « Il y a du quatre-quarts Sara Lee !

— Ça m’a l’air fameux tout ça, mais je rentre à peine de Boston. J’ai fait la route d’une traite, je suis plutôt claqué. Je voulais pas que vous vous inquiétiez en voyant les lumières et que vous appeliez la police. »

Elle lâcha un rire perçant, plutôt un hurlement de singe.

« Tu es si prévenant ! Mais tu l’as toujours été. Comment va ta mère, Morrie ?

— Bien. »

Il n’en avait aucune idée. Depuis son séjour en maison de redressement et son échec au City College à l’âge de vingt et un ans, les relations qu’entretenaient Morris et Anita Bellamy se résumaient aux coups de téléphone protocolaires. Glacials mais courtois. Après une ultime dispute, la nuit de son arrestation pour effraction et autres broutilles, ils avaient pour ainsi dire renoncé l’un à l’autre.

« Dieu que tu as pris du muscle, dit Mme Muller. Les filles doivent adorer ça. Tu étais si maigrichon à l’époque.

— C’est d’avoir travaillé dans le bâtiment, ça.

— Dans le bâtiment ! Toi ! Doux Jésus ! Bertie ! Morris a travaillé dans le bâtiment ! »

Quelques grognements de plus leur parvinrent du salon.

« Oui, mais le boulot a fini par manquer et je suis rentré. Maman m’a dit que j’étais le bienvenu si je voulais utiliser la maison, sauf si elle arrivait à la louer, mais je vais probablement pas rester longtemps. »

Comme ce pronostic s’était révélé juste…

« Viens donc dans le salon, Morrie, viens dire bonjour à Bert.

— Je ferais mieux de remettre ça à plus tard. » Afin de prévenir tout harcèlement supplémentaire, il cria : « Salut, Bert ! »

Encore un grognement, inintelligible par-dessus les rires enregistrés de Welcome Back, Kotter.

« Demain, alors », dit Mme Muller avec ce même frétillement de sourcils. On aurait dit qu’elle faisait une imitation de Groucho. « Je mets le quatre-quarts de côté. Et je pourrais même fouetter un peu de crème.

— Super », dit Morris.

Il y avait peu de chances que Mme Muller meure d’une crise cardiaque avant le lendemain, mais c’était toujours possible. Comme disait un autre grand poète : l’espoir jaillit, éternel, dans le cœur humain.

Les clés de la maison et du garage étaient suspendues à leur endroit habituel, sous l’avant-toit à droite du perron. Morris mit la Biscayne au garage et déposa la malle qu’il avait dégotée chez l’antiquaire sur le sol en béton. Ça le démangeait de se mettre à la lecture du quatrième roman de Jimmy Gold, mais les carnets étaient tous en pagaille et, en plus, ses yeux se fermeraient avant qu’il ait lu une seule page de l’écriture minuscule de Rothstein : il était vraiment crevé.

Demain, se jura-t-il. Quand j’aurai parlé à Andy, que j’en saurai un peu plus sur la façon dont il veut gérer ça, je les mettrai en ordre et je commencerai à lire.

Il poussa la malle sous le vieil établi de son père et la couvrit d’un morceau de plastique qu’il trouva dans un coin. Puis il rentra et fit le tour de la vieille maison. Elle était à peu près toujours pareille, c’est-à-dire pourrie. Y avait rien dans le frigo, à part un bocal de cornichons et une boîte de bicarbonate de soude, mais y avait des plats tout prêts Hungry Man au congélateur. Il en mit un au four, régla le thermostat sur 170 et monta à son ancienne chambre.

Je l’ai fait, se dit-il. J’ai réussi. Je suis assis sur dix-huit ans de manuscrits inédits de John Rothstein.

Il était trop fatigué pour éprouver de la jubilation, ou même un tant soit peu de plaisir. Il faillit s’endormir sous la douche, puis devant un plateau réellement dégueulasse de pain de viande et pommes de terre instantanées. Il l’engloutit quand même puis remonta lourdement l’escalier. Quarante secondes après avoir posé sa tête sur l’oreiller, il s’endormit pour ne se réveiller qu’à neuf heures vingt le lendemain matin.

Bien reposé, dans son lit d’enfant inondé de soleil, Morris ressentait enfin de la jubilation, et il n’avait qu’une hâte, la partager. Autrement dit, aller voir Andy Halliday.

Il trouva un pantalon de treillis et une jolie chemise madras dans son placard, se coiffa les cheveux en arrière et alla jeter un bref coup d’œil dans le garage pour vérifier que tout allait bien de ce côté-là. Il salua Mme Muller (en embuscade derrière ses rideaux, une fois de plus) d’un signe de la main qu’il espéra désinvolte alors qu’il se dirigeait vers l’arrêt de bus. Il arriva au centre-ville un peu avant dix heures, remonta un pâté de maisons à pied et lorgna dans Ellis Avenue, en direction du Happy Cup où les tables en terrasse étaient surmontées de parasols roses. Et bien évidemment, Andy prenait sa pause-café. Encore mieux, il était de dos, ce qui permit à Morris de l’approcher sans être vu.