« Bouh ! » cria-t-il en posant la main sur l’épaule de son vieux blazer en velours côtelé.
Son vieil ami — finalement son seul ami dans cette ville bidon remplie d’ignorants — sursauta et pivota sur sa chaise. Son café se renversa sur la table. Morris recula. Il n’avait pas voulu faire peur à Andy, juste le surprendre.
« Oh, pard…
— Qu’est-ce que t’as fait ? » demanda Andy dans un chuchotement bas et grinçant. Sous ses lunettes — à monture de corne, le comble de l’affectation, selon Morris —, ses yeux lançaient des éclairs. « Qu’est-ce que t’as foutu, putain ? »
C’était pas l’accueil auquel Morris s’attendait. Il s’assit.
« Ce dont on avait parlé. »
Il examina le visage de Andy et n’y trouva rien de la supériorité intellectuelle amusée que son ami affectait d’ordinaire. Andy avait l’air terrifié. Par Morris ? Peut-être. Pour lui-même ? Presque à coup sûr.
« Je devrais pas être vu avec t… »
Morris transportait un sac en papier marron qu’il avait pris dans la cuisine. Il en sortit un des carnets de Rothstein et le posa sur la table en prenant soin d’éviter la petite flaque de café.
« Un échantillon. Parmi beaucoup d’autres. Au moins cent cinquante. J’ai pas encore eu le temps de compter, mais c’est le total jackpot.
— Range ça ! » Andy chuchotait toujours comme un personnage dans un mauvais film d’espionnage. Ses yeux allaient d’un côté à l’autre, revenant sans cesse au carnet. « Le meurtre de Rothstein fait la une du New York Times et de toutes les chaînes de télé, espèce de crétin ! »
Morris reçut la nouvelle comme un choc. Trois jours étaient censés s’écouler avant que quelqu’un découvre le corps de l’écrivain, peut-être même six. La réaction de Andy était un choc encore plus grand. Il ressemblait à un rat pris au piège.
Morris se fendit de ce qu’il espérait être une bonne approximation du sourire je-suis-tellement-intelligent-que-ça-me-fatigue-moi-même de Andy.
« Calme-toi. Dans ce coin de la ville, y a des gosses qui trimballent des carnets partout. » Il pointa le doigt vers l’autre côté de la rue en direction de Government Square. « Tiens, y en a un juste là.
— Mais pas des Moleskine ! Merde ! La femme de ménage savait quelle marque Rothstein utilisait et le journal dit que le coffre-fort dans son bureau était ouvert et vide ! Range-… moi… ça ! »
À la place, Morrie poussa le carnet vers Andy, prenant toujours bien soin d’éviter la tache de café. Andy commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs — y me faich’, comme aurait dit Jimmy Gold —, mais il retirait aussi une sorte de plaisir pervers à le regarder se ratatiner sur sa chaise comme si le carnet était un flacon rempli de bacilles de la peste.
« Vas-y, jette un coup d’œil. Celui-là c’est presque que de la poésie. Je l’ai feuilleté dans le bus…
— Dans le bus ? T’es pas cinglé ?
— … et c’est pas terrible, poursuivit Morris comme s’il n’avait rien entendu. Mais c’est bien lui l’auteur, pas de doute. Manuscrit holographe. Extrêmement précieux. On en a déjà discuté. Plusieurs fois. On a discuté de comment…
— Vire-moi ça de là ! »
Morris n’aimait pas l’admettre mais la paranoïa de Andy était contagieuse. Il remit le carnet dans le sac et regarda son vieil ami (son seul ami) d’un air renfrogné.
« C’est pas comme si je proposais qu’on fasse une vente-trottoir ou quoi.
— Où est le reste ? » Et avant que Morris puisse répondre : « Peu importe. Je veux pas savoir. Tu réalises pas à quel point c’est chaud comme sujet ? À quel point c’est chaud pour toi ?
— C’est pas chaud », dit Morris, mais il avait chaud : tout d’un coup, ses joues et sa nuque étaient brûlantes. Andy réagissait comme s’il s’était chié dessus au lieu d’avoir commis le crime du siècle. « Personne peut faire le lien entre Rothstein et moi, et je sais qu’il va falloir attendre un bon moment avant de pouvoir les vendre à un collectionneur privé. Je suis pas con.
— Les vendre à un coll… Morrie, t’entends ce que tu dis ? »
Morris croisa les bras et regarda son ami. Du moins l’homme qui avait été son ami.
« Tu réagis comme si on en avait jamais parlé. Comme si on l’avait jamais projeté.
— On a jamais rien projeté ! C’était juste une histoire qu’on se racontait, je pensais que t’avais pigé ! »
Ce que Morris pigeait, c’est que c’était exactement ce que Andy dirait à la police si lui, Morris, se faisait arrêter. Et Andy s’attendait à ce qu’il se fasse arrêter. Pour la première fois, Morris prit pleinement conscience que loin d’être un colosse intellectuel désireux de s’associer à lui dans un acte de banditisme existentialiste, Andy n’était rien qu’un minable de plus. Un employé de librairie plus âgé que lui d’à peine quelques années.
Vous pouvez garder pour vous vos critiques littéraires à la con, lui avait dit Rothstein dans les deux dernières minutes de sa vie. Vous n’êtes qu’un vulgaire voleur, mon ami.
Ses tempes commençaient à palpiter.
« J’aurais dû m’en douter. Tous tes beaux discours sur les collectionneurs privés, les stars de cinéma, les princes saoudiens et je sais pas qui encore. Que des paroles en l’air. T’as que de la gueule. »
Le coup avait porté, l’impact était tangible. Morris vit ça et en fut content, exactement comme quand il avait réussi à clouer le bec à sa mère à une ou deux reprises lors de leur dernière dispute.
Andy se pencha en avant, les joues écarlates, mais avant qu’il ait pu parler, une serveuse apparut avec une poignée de serviettes en papier.
« Je vais m’occuper de ça », dit-elle en essuyant le café.
Elle était jeune, blond cendré naturel, jolie à sa manière pâle, peut-être même belle. Elle sourit à Andy. Il lui répondit d’une grimace chagrine tout en s’écartant d’elle comme il s’était écarté du carnet Moleskine.
Il est homo, se dit Morris ébahi. C’est un foutu homo. Comment je l’ai jamais su ? Comment j’ai fait pour jamais m’en rendre compte ? Il pourrait aussi bien porter une pancarte.
Enfin, y avait beaucoup de choses concernant Andy qu’il avait jamais vues, pas vrai ? Morris repensa à un truc qu’un de ses collègues de chantier aimait bien dire : Il a que le pistolet, pas les balles.
La serveuse partie, emportant avec elle ses vapeurs toxiques de fille, Andy se pencha de nouveau en avant.
« Ces collectionneurs existent, dit-il. Ils accumulent les peintures, les sculptures, les éditions originales… il y a un magnat du pétrole au Texas qui a toute une collection de vieux enregistrements sur cylindres de cire, un autre qui possède les éditions complètes de tous les magazines western, SF et épouvante publiés entre les années 1910 et 1955. Tu crois que tous ces trucs ont été achetés et revendus légalement ? Mon cul, oui ! Les collectionneurs sont cinglés, les pires d’entre eux se foutent carrément de savoir si les trucs qu’ils convoitent ont été volés ou pas, et tu peux être certain qu’ils veulent pas partager avec le reste du monde. »