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Morris connaissait la chanson, et ça devait se lire sur son visage car Andy se pencha encore plus près. Leurs nez se touchaient presque à présent. Morris flaira Cuir Anglais et il se demanda si c’était l’après-rasage préféré des homos. Genre un signe de reconnaissance secret ou quelque chose.

« Seulement, tu crois vraiment qu’un de ces types m’écouterait, moi ? »

Morris Bellamy, qui voyait maintenant Andy sous un nouveau jour, répondit qu’il imaginait que non.

Andy avança la lèvre inférieure en une moue enfantine.

« Ils m’écouteront un jour. Ouais. Quand j’aurai ma propre boutique et que je me serai fait une clientèle. Mais ça prendra des années.

— On avait parlé d’attendre cinq ans.

— Cinq ? » Andy aboya un rire et se renfonça dans sa chaise. « J’aurai peut-être réussi à ouvrir ma librairie dans cinq ans — j’ai repéré un petit local sur Lacemaker Lane, il y a un magasin de tissus pour le moment mais ça marche pas très fort —, mais ça prend beaucoup plus de temps de trouver des clients friqués et d’établir des relations de confiance. »

Ça fait beaucoup de mais, se dit Morris, et y avait aucun mais avant.

« Combien de temps ?

— Pourquoi tu reviens pas me voir début vingt et unième siècle avec tes carnets ? Si tu les as toujours. Même si j’avais une liste de collectionneurs privés à appeler là tout de suite, même le plus cinglé d’entre eux voudrait pas être mêlé à une affaire aussi brûlante. »

Morris le fixait, incapable de parler. Enfin il dit :

« C’est pas ce que tu disais quand on planifiait… »

Andy se prit la tête à deux mains.

« On a rien planifié du tout ! Et n’essaie pas de me foutre ça sur le dos ! T’as pas intérêt ! Je te connais, Morrie. Tu les as pas volés pour les revendre, du moins pas avant de les avoir lus. Ensuite, j’imagine que peut-être, tu voudras en partager quelques-uns avec le reste du monde, si on te propose un bon prix. Mais concrètement, t’es juste barge de John Rothstein.

— Me traite pas de barge. »

Ça tambourinait dans ses tempes, pire que jamais.

« Je te traiterai de barge si c’est la vérité, et c’est la vérité. T’es barge de Jimmy Gold aussi. C’est à cause de lui que t’as fait de la taule.

— J’ai fait de la taule à cause de ma mère. Elle aurait aussi bien pu tourner elle-même la clé.

— Peu importe. C’est du passé. , c’est maintenant. À moins que t’aies de la chance, la police va pas tarder à te rendre une petite visite, et probablement avec un mandat de perquisition. Si t’as ces carnets le jour où ils frapperont à ta porte, t’es cuit.

— Pourquoi ils viendraient ? Personne nous a vus et mes partenaires… » Il lui fit un clin d’œil. « Disons que les morts ne parlent pas.

— Quoi ? Tu… tu les as tués ? Tués, eux aussi ? »

Sur le visage de Andy, l’horreur commençait à poindre.

Morris savait qu’il aurait dû garder ça pour lui, mais — marrant comme ces mais arrêtaient pas de ressortir — Andy le faisait carrément chier.

« C’est quoi le nom du bled où il habitait ? » Le regard de Andy scrutait les environs à nouveau, comme s’il s’attendait à ce que les flics leur tombent déjà dessus, arme au poing. « Talbot Corners, c’est ça ?

— Oui, mais c’est surtout des fermes là-bas. Ce qu’ils appellent Corners, c’est rien de plus qu’un resto, une épicerie et une station-essence où deux routes nationales se croisent.

— Combien de fois t’y es allé ?

— Cinq, peut-être. »

En réalité, entre 1976 et 1978, ça se rapprochait plus de la dizaine. D’abord tout seul, puis avec Freddy ou Curtis, ou les deux.

« T’as déjà posé des questions sur l’habitant le plus connu du secteur quand t’étais là-bas ?

— Ouais, une ou deux, bien sûr. Et alors ? Probable que tous les gens qui s’arrêtent à ce resto demandent…

— Non, c’est là que tu te goures. La plupart des gens qui foutent les pieds là-bas en ont rien à carrer de John Rothstein. Le seul truc qui les intéresse, c’est quand commence la saison de la chasse au cerf et quel genre de poissons ils peuvent pêcher dans le lac du coin. Tu crois pas que les locaux se souviendront de toi quand la police viendra leur demander s’il y a eu des inconnus un peu trop curieux sur le compte du type qu’a écrit Le Coureur ? Des inconnus un peu trop curieux qui auraient fait plusieurs visites ? En plus, t’as déjà un casier, Morrie !

— J’étais mineur. C’est classé.

— Dans une affaire aussi énorme, ça peut se rouvrir facilement. Et tes complices ? Est-ce qu’ils avaient des casiers, eux ? »

Morris ne dit rien.

« Tu sais pas qui t’a vu et t’as aucune idée de ce que tes complices ont pu raconter sur le braquage du siècle qu’ils étaient en train de préparer. La police pourrait te choper aujourd’hui, crétin. Si ça arrive et que tu m’incrimines, je nierai avoir jamais parlé de ça avec toi. Mais je vais te donner un bon conseil : débarrasse-toi de ça. » Il lui montrait le sac en papier marron. « De ça et de tous les autres carnets. Planque-les quelque part. Enterre-les ! Si tu fais ça avant qu’ils te chopent, peut-être que tu pourras t’en tirer. À supposer que t’aies laissé aucune empreinte ou autre. »

On a rien laissé, pensa Morris. Je suis pas débile. Et je suis pas un homo avec rien que de la gueule et pas de couilles, non plus.

« Peut-être qu’on pourra en reparler un jour, dit Andy, mais ça sera dans très longtemps, et seulement si tu te fais pas choper. » Il se leva. « En attendant, t’approche pas de moi, ou je me charge d’appeler la police moi-même. »

Il s’éloigna d’un pas rapide, tête baissée, sans se retourner.

Morris resta assis. La jolie serveuse revint lui demander s’il lui fallait autre chose. Il secoua la tête. Quand elle s’éloigna, il ramassa le sac contenant le carnet et s’éloigna lui aussi. Dans la direction opposée.

Il savait ce qu’était le sophisme pathétique, bien sûr — la nature faisant écho aux sentiments humains —, et c’était pour lui le tour de passe-passe facile des écrivains médiocres pour suggérer l’état d’âme de leurs personnages, mais aujourd’hui, ça semblait coller. Le soleil éclatant du matin avait tout à la fois reflété et amplifié son sentiment d’allégresse, mais à midi, ce soleil n’était plus qu’un cercle blafard derrière un voile de nuages, et vers trois heures de l’après-midi, alors que ses inquiétudes se multipliaient, le temps s’assombrit et il se mit à bruiner.

Il conduisit la Biscayne jusqu’au centre commercial près de l’aéroport, sans cesse à l’affût de voitures de police. Quand l’une d’elles surgit en vrombissant derrière lui sur Airline Boulevard, gyrophare bleu allumé, son estomac se glaça et son cœur sembla lui remonter dans la gorge. Lorsque le véhicule le doubla sans ralentir, il n’en éprouva aucun soulagement.

Il alluma la radio et trouva un bulletin d’informations sur BAM-100. La nouvelle du jour était une conférence de paix à Camp David entre Sadate et Begin (ouais, comme si ça risquait d’arriver, pensa Morris distraitement) mais la suivante concernait le meurtre du célèbre écrivain américain John Rothstein. La police parlait d’un « groupe de voleurs » et affirmait disposer d’un certain nombre de pistes. Probablement des conneries pour faire monter l’audience.