Il poussa l’enveloppe vers elle, tapotant de l’index son nom et son adresse.
« Oui, mais…
— Y a pas de mais qui tienne, Lin. On doit payer le chauffage, et avant ça, faut qu’on règle ta MasterCard. Sinon, ils risquent de te la retirer.
— Oui, mais…
— Tu perds ta carte de crédit et on peut dire adieu à ta cote de solvabilité. »
Toujours pas d’agressivité. Calme et raisonnable. Convaincant. Pour Pete, c’était comme si son père avait souffert d’une forte fièvre qui venait juste de retomber. Il souriait même. Il souriait, et il toucha la main de sa femme.
« Il se trouve que pour le moment, ta cote de solvabilité étant la seule que nous ayons, on ne peut pas se permettre de la perdre. Et puis, Tina pourrait avoir raison. Peut-être bien que j’ai une bonne fée. »
Non, pensa Pete. C’est un bon fils que tu as.
Tina s’exclama :
« Oh, attendez ! Je sais d’où il vient, cet argent. »
Tous se tournèrent vers elle. Pete eut soudain très chaud. Elle pouvait pas savoir, si ? Comment elle saurait ? Sauf qu’il avait dit ce truc débile sur les trésors enterrés et…
« D’où, ma chérie ? demanda Linda.
— Le truc du Fonds d’Urgence. Ils ont dû recevoir de l’argent en plus et maintenant ils le partagent. »
Pete laissa échapper en silence un soupir de soulagement, et c’est seulement quand l’air franchit ses lèvres qu’il s’aperçut qu’il avait retenu son souffle.
Tom ébouriffa les cheveux de Tina.
« Ils n’enverraient pas du liquide, ma puce. Ils enverraient un chèque. Et tout un tas de paperasse à signer. »
Pete se dirigea vers la gazinière.
« Je refais du chocolat chaud. Quelqu’un en voudra ? »
Ils en voulaient tous.
Les enveloppes continuèrent d’arriver.
Le prix des timbres augmenta mais la somme d’argent ne changea pas. Un bonus de six mille dollars par an. Pas énorme, mais net d’impôts et juste ce qu’il fallait pour éviter à la famille Saubers de crouler sous les dettes.
Les enfants eurent interdiction d’en parler à quiconque.
« Tina ne pourra jamais tenir sa langue, avait dit Linda à Tom, un soir. Tu le sais aussi bien que moi. Elle va le dire à son idiote de copine et Ellen Briggs s’empressera de le crier sur les toits. »
Mais Tina garda le secret. En partie parce que son frère, qu’elle idolâtrait, lui avait dit qu’elle serait interdite de séjour dans sa chambre si elle crachait le morceau, mais surtout parce qu’elle se souvenait des ouafis-ouafis.
Pete cacha l’argent dans le creux festonné de toiles d’araignées au fond du placard de sa chambre, derrière la plinthe branlante. Toutes les quatre semaines environ, il prélevait cinq cents dollars et les mettait dans son sac de cours avec une des cinquante enveloppes libellées qu’il avait préparées au collège sur un ordinateur de la Salle Informatique. Il s’en était occupé une après-midi après le volley-ball alors que la salle était déserte.
Il postait ses lettres à M. Thomas Saubers, 23 Sycamore Street, de diverses boîtes aux lettres de la ville, menant à bien son plan de sauvetage familial avec le savoir-faire d’un maître ès-criminalité. Il avait toujours peur que sa mère découvre ce qu’il trafiquait, qu’elle désapprouve (probablement avec véhémence) et que les choses redeviennent comme avant. Tout n’était pas tout rose, non plus, il y avait toujours des ouafis-ouafis épisodiques, mais il supposait qu’aucune famille n’était parfaite en dehors de ces vieilles sitcoms dans Nick at Nite.
Ils pouvaient regarder Nick at Nite maintenant, et aussi Cartoon Network, et MTV, et tout le reste, parce que, tenez-vous bien, mesdames et messieurs, le câble était revenu.
En mai, une autre bonne nouvelle tomba : papa fut engagé à mi-temps par une nouvelle agence immobilière en tant qu’« enquêteur prévente ». Pete ne savait pas ce que c’était et s’en contrefoutait. Tout ce qui comptait, c’est que son père pouvait travailler à la maison, par téléphone et ordinateur, et que ça rapportait un peu d’argent.
Deux autres choses comptèrent dans les mois qui suivirent la première rentrée d’argent. Et d’une, l’état de papa s’améliora. En juin 2010 (quand l’auteur du « Massacre du City Center », comme on l’appelait, fut enfin arrêté), Tom commença à marcher sans ses béquilles et à mettre la pédale douce sur les pilules roses. L’autre chose était plus difficile à expliquer, mais Pete la voyait. Et Tina aussi. Papa et maman se sentaient… disons… bénis, et maintenant, quand ils se disputaient, ils avaient l’air aussi coupables que furieux, comme s’ils étaient en train de cracher sur leur mystérieuse bonne étoile. Souvent, ils s’arrêtaient avant que ça tourne trop au vinaigre et changeaient de sujet. Souvent, c’était de l’argent qu’ils parlaient, et de qui pouvait bien l’envoyer. Ces discussions n’aboutissaient jamais nulle part, et c’était tant mieux.
Je me ferai pas prendre, se disait Pete. Je dois pas me faire prendre et je me ferai pas prendre.
Un jour, en août de cette année-là, papa et maman emmenèrent Tina et Ellen visiter une ferme pédagogique, la Ferme de la Vallée Heureuse. C’était l’occasion que Pete avait patiemment attendue et, dès qu’ils furent partis, il retourna au ruisseau avec deux valises.
Après s’être assuré qu’il n’y avait personne à l’horizon, il creusa pour extraire la malle de la berge et transféra les carnets dans les valises. Il réenterra la malle et retourna à la maison avec son butin. Sur le palier de l’étage, il tira l’échelle pliante du grenier et y monta les valises. C’était un petit espace au plafond bas, froid en hiver et étouffant l’été. Sa famille l’utilisait peu : le surplus de leurs affaires était toujours stocké au garage. Les quelques reliques entassées là-haut avaient probablement été abandonnées par les familles qui avaient occupé le 23 Sycamore Street avant eux. Il y avait une poussette sale inclinée sur une unique roue, un lampadaire avec des oiseaux tropicaux sur l’abat-jour, des vieux numéros de Redbook et Good Housekeeping liés avec de la ficelle, une pile de couvertures moisies qui sentaient vraiment pas bon.
Pete entassa les carnets dans le coin le plus reculé du grenier et, avant de les dissimuler sous les couvertures, en piocha un au hasard puis s’assit sous l’une des deux ampoules du plafond et l’ouvrit. L’écriture était cursive et assez petite, mais soignée et facile à lire. Il n’y avait aucune rature, et Pete trouva ça incroyable. Et, bien qu’il soit à la première page du carnet, un petit numéro entouré en haut indiquait 482, ce qui lui laissa penser que c’était la suite non pas d’un seul carnet, mais d’une demi-douzaine d’autres. Au moins.
Chapitre 27
L’arrière-salle du Drover était la même que cinq ans auparavant : même odeur de vieille bière mêlée à la puanteur des enclos à bestiaux et à l’âcre relent de gasoil émanant du dépôt routier qui faisait face à l’immensité déserte de cette moitié du Nebraska. Stew Logan n’avait pas changé, lui non plus. Même tablier blanc, mêmes cheveux anormalement noirs, et jusqu’à cette même cravate à motifs d’aras et de perroquets qui étranglait son cou rose.
« Ça alors, Jimmy Gold en chair et en os », dit-il. Et il sourit de son vieux sourire antipathique qui disait on s’aime pas, mais faisons semblant. « T’es venu me payer ce que tu me dois, alors ?