— Exactement », dit Jimmy, et il toucha sa poche arrière où attendait le pistolet.
Celui-ci était petit au toucher et donnait l’impression définitive d’un objet capable — utilisé correctement et avec courage — d’acquitter toutes les dettes.
« Alors entre, dit Logan. Viens prendre un verre. T’as l’air assoiffé.
— Je le suis, répondit Jimmy. Et avec le verre, je prendrais bien… »
Coup de klaxon dans la rue. Pete sursauta et regarda autour de lui, comme pris en faute. Comme s’il avait été en train de se branler et pas de lire. Et s’ils étaient rentrés plus tôt parce que cette cruche de Ellen avait été malade en voiture ou un truc du genre ? Et s’ils le trouvaient ici en haut avec tous ces carnets ? Tout pourrait se casser la figure.
Il fourra le carnet qu’il était en train de lire sous les vieilles couvertures (peuh, l’odeur !) et rampa jusqu’à la trappe, n’accordant qu’un bref regard aux valises. Pas le temps de s’en occuper. Alors qu’il descendait l’échelle, le changement de température, d’étouffante à estivale, le fit frissonner. Pete replia l’échelle et la poussa vers le plafond, grimaçant quand la trappe grinça sur ses gonds rouillés et se referma en claquant.
Il alla dans sa chambre regarder par la fenêtre.
Personne dans l’allée. Fausse alerte.
Ouf.
Il retourna dans le grenier récupérer les valises. Il les remit dans le placard d’en bas, prit une douche (se disant une fois de plus de pas oublier de nettoyer la baignoire après), puis enfila des vêtements propres et s’allongea sur son lit.
C’est un roman, se dit-il. Avec autant de pages, c’est forcément un roman. Et il se peut qu’il y en ait plus d’un, parce que aucun roman serait assez long pour remplir tous ces carnets. Même la Bible les remplirait pas tous.
Et puis… l’extrait qu’il avait lu était intéressant. L’idée de fouiller dans les carnets pour trouver celui où le roman commençait l’excitait. Voir s’il était vraiment bon. Parce qu’on pouvait pas juger de la qualité d’un roman rien qu’en lisant une page, si ?
Pete ferma les yeux et commença à sommeiller. D’habitude, il était pas du genre à faire des siestes, mais la matinée avait été longue, la maison était déserte et silencieuse, et il décida de se laisser aller. Pourquoi pas ? Tout allait bien, du moins là tout de suite, et c’était grâce à lui. Il méritait bien une sieste.
Mais ce nom… Jimmy Gold…
Pete aurait juré l’avoir déjà entendu quelque part. En cours, peut-être ? Mme Swidrowski leur donnant un peu de contexte sur l’un des auteurs au programme ? Peut-être. Elle faisait souvent ça.
Peut-être que j’irai voir sur Internet plus tard, se dit Pete. Oui, c’est ça. Je vais…
Il dormait.
1978
Morris était assis sur une couchette métallique, tête lancinante baissée, mains pendant entre ses cuisses vêtues d’orange, respirant une atmosphère empoisonnée de pisse, de vomi et de désinfectant. Son estomac était une boule de plomb semblant s’être dilatée jusqu’à l’emplir de l’entrejambe à la pomme d’Adam. Ses yeux palpitaient dans leurs orbites. Sa bouche avait un goût de benne à ordures. Il avait les boyaux en vrac et le visage douloureux. Ses sinus étaient bouchés. Quelque part, une voix enrouée et désespérée chantait : « I need a lover that won’t drive me cray-zee, I need a lover that won’t drive me cray-zee, I need a lover that won’t drive me cray-zee[1]… »
« La ferme ! cria quelqu’un. C’est toi qui me rends fou, connard ! »
Silence. Puis :
« I need a lover that won’t drive me cray-zee ! »
Le plomb dans le ventre de Morris se liquéfia et gargouilla. Morris glissa de la couchette, atterrit sur les genoux (déclenchant un nouvel éclair de douleur atroce dans son crâne) et pencha sa bouche béante au-dessus des toilettes en acier fonctionnelles. Une seconde, il ne se passa rien. Puis tout se contracta et il expulsa ce qui ressemblait à deux gallons de pâte dentifrice jaune. L’espace d’un instant, la douleur fut si intense qu’il crut que sa tête allait tout simplement exploser et, à ce moment-là, Morris l’espéra. N’importe quoi pour mettre un terme à la douleur.
Au lieu de mourir, il vomit à nouveau. Une pinte, cette fois, au lieu d’un gallon, mais ça brûlait. S’ensuivit un hoquet sec. Non, attendez, pas complètement sec : d’épais filets de mucosités pendaient à ses lèvres telles des toiles d’araignées, se balançant d’avant en arrière. Il dut les écarter de la main.
« Y en a un qui le sent passer ! » lança quelqu’un.
Des cris et des gloussements saluèrent cette saillie. Morris avait l’impression d’être enfermé dans un zoo, et il supposait qu’il l’était, sauf que, dans ce zoo, les cages contenaient des humains. La combinaison orange qu’il portait le prouvait.
Comment il avait atterri là ?
Il n’arrivait pas à se le rappeler, pas plus qu’il n’arrivait à se rappeler comment il était entré dans la maison de Sugar Heights qu’il avait saccagée. Ce qu’il se rappelait, en revanche, c’était sa propre maison de Sycamore Street. Et la malle, bien sûr. La malle qu’il avait enterrée dans les bois. Il était sorti avec de l’argent sur lui, deux cents dollars prélevés sur le butin de Rothstein, pour aller s’acheter des bières au Zooney’s parce qu’il avait mal à la tête et qu’il se sentait seul. Il avait discuté avec le caissier, il en était presque sûr, mais de quoi, ça il s’en souvenait pas. Base-ball ? Sûrement pas. Il portait une casquette des Groundhogs mais son intérêt pour ce sport s’arrêtait là. Après ça, plus rien. Tout ce dont il pouvait être sûr, c’était que quelque chose avait horriblement mal tourné. Quand tu te réveilles en combinaison orange, c’est une déduction facile à faire.
Il se traîna jusqu’à la couchette, s’y hissa, ramena ses genoux contre sa poitrine et les enveloppa de ses bras. Il faisait froid dans la cellule. Il se mit à frissonner.
Il se peut que j’aie demandé au caissier quel était son bar préféré. Un bar accessible en bus. Et j’y suis allé, pas vrai ? J’y suis allé et je me suis soûlé. En dépit du mal que ça me fait. Et pas qu’un peu, apparemment — soûlé à plus pouvoir foutre un pied devant l’autre.
Eh ouais, incontestablement, en dépit de tout ce qu’il savait. Ce qui était déjà grave en soi. Mais il n’arrivait pas à se souvenir de la suite folle des événements, et ça c’était pire. Après le troisième verre (parfois même le deuxième), il tombait dans un trou noir et n’en ressortait que lorsqu’il se réveillait le lendemain, avec la gueule de bois, mais à jeun. Les trous noirs de l’alcool, comme on appelle ça. Et pendant ces trous noirs, il se livrait presque toujours à… eh bien, appelons ça des écarts de conduite. C’était à cause de ces écarts de conduite qu’il avait atterri au Centre de Détention pour Mineurs de Riverview, et sans aucun doute ici aussi. Où que soit cet ici.
Écarts de conduite.
Putains d’écarts de conduite.
Morris espérait qu’il s’agissait d’une bonne vieille bagarre de comptoir et pas d’une autre effraction. Pas d’une redite de son aventure à Sugar Heights, en d’autres termes. Parce qu’il était plus mineur depuis longtemps, à présent, et que ce serait pas la maison de redressement cette fois-ci, non monsieur. Il paierait son dû si crime il y avait eu. Pourvu que le crime ait rien à voir avec l’assassinat d’un certain génie des lettres américaines, par pitié. Parce que si c’était ça, il refoutrait plus le nez dehors avant longtemps. Peut-être même plus jamais. Parce qu’y avait pas seulement eu Rothstein, pas vrai ? C’est là qu’un souvenir remonta : Curtis Rogers lui demandant s’ils avaient la peine de mort dans le New Hampshire.
1
« J’ai besoin d’une femme qui me rende pas