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— Attendez une minute », dit Morris. Il effleura les griffures sur sa joue et ressentit… de l’espoir. « J’ai violé quelqu’un ?

— En effet, oui », répondit Cafferty, l’air satisfait. Probablement parce que son client semblait enfin le suivre. « Après que Mlle Cora Ann Hooper… » Il sortit un feuillet de sa mallette et le consulta. « Ça s’est passé peu après qu’elle a quitté le café-restaurant où elle travaille comme serveuse. Elle se dirigeait vers un arrêt de bus dans Lower Marlborough. Dit que vous l’avez plaquée au sol et traînée dans une ruelle près du Shooter’s Tavern où vous aviez passé plusieurs heures à boire du Jack Daniel’s avant de donner des coups de pied dans le juke-box et d’être prié de sortir. Mlle Hooper avait dans son sac à main un boîtier Police Alerte qu’elle a réussi à déclencher. Elle vous a aussi griffé au visage. Vous lui avez cassé le nez, l’avez maintenue au sol, étranglée et avez procédé à l’insertion de votre Johns Hopkins[2] dans son Sarah Lawrence[3]. Quand l’officier Philip Ellenton vous a ôté de là, vous en étiez encore aux inscriptions.

— Viol. Pourquoi je serais… »

Question stupide. Pourquoi il avait passé trois longues heures à saccager cette baraque de Sugar Heights, en faisant juste une courte pause pour pisser sur le tapis d’Aubusson ?

« Je n’en ai aucune idée, dit Cafferty. Le viol est étranger à mon mode de vie. »

Au mien aussi, pensa Morris. D’habitude. Mais j’avais picolé du Jack et j’ai eu des écarts de conduite.

« Je vais prendre combien ?

— L’accusation demandera une condamnation à vie. Si vous plaidez coupable au procès et que vous implorez la clémence de la cour, il se peut que vous écopiez de seulement vingt-cinq ans. »

Morris plaida coupable au procès. Il dit qu’il regrettait ce qu’il avait fait. Il incrimina l’alcool. Il implora la clémence de la cour.

Et prit perpète.

2013–2014

En classe de première déjà, Pete Saubers savait quelle serait pour lui la prochaine étape : une bonne fac de Nouvelle-Angleterre où la sainteté passait non pas par la propreté, mais par la littérature. Il commença à faire des recherches sur Internet et à rassembler des brochures. Emerson et Boston College semblaient être les candidates les plus probables, mais Brown n’était peut-être pas hors d’atteinte. Ses parents lui déconseillaient de mettre la barre trop haut, mais Pete n’adhérait pas à ce genre de point de vue. Il estimait que si t’avais pas d’espoir et d’ambition quand t’étais ado, c’était foutu pour la suite.

Quant à se lancer dans des études de lettres, ça ne faisait aucun doute. Cette certitude était en partie liée à John Rothstein et aux romans de Jimmy Gold : à la connaissance de Pete, il était la seule personne au monde à avoir lu les deux derniers, et ils avaient changé sa vie.

Howard Ricker, son prof de lettres en première, avait lui aussi changé sa vie ; même s’il était la risée de beaucoup d’élèves, qui l’appelaient Ricky le Hippie à cause des chemises à fleurs et des pantalons pattes d’ef qu’il affectionnait. (La petite copine de Pete, Gloria Moore, l’appelait Pasteur Ricky parce qu’il avait l’habitude de brandir les mains au-dessus de sa tête quand il était exalté.) Cela dit, quasiment personne ne séchait ses cours. Il était amusant, il était enthousiaste et — à l’inverse de la plupart des professeurs — il semblait sincèrement aimer ses élèves, qu’il appelait « mes jeunes dames et messieurs ». Ses élèves levaient les yeux au ciel devant ses vêtements rétro et son rire perçant… mais ses tenues avaient un certain cachet funky et son rire était si joyeusement farfelu qu’il en était communicatif.

Le premier jour de cours, il était entré en soufflant un vent de fraîcheur sur la classe, avait souhaité la bienvenue à tous et écrit quelque chose au tableau que Pete Saubers n’avait jamais oublié :

C’est nul !

« Que dites-vous de ça, mes jeunes dames et messieurs ? demanda-t-il. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? »

La classe resta muette.

« Je vais vous le dire, moi. Il se trouve que c’est la critique le plus fréquemment émise par des jouvenceaux tels que vous, condamnés à suivre un programme que nous commencerons avec Beowulf et terminerons avec Raymond Carver. Entre professeurs, nous appelons ces cours d’introduction générale des GGPG : Grand Galop Parmi les Géants. »

Il s’esclaffa gaiement, agitant aussi les mains en l’air à hauteur des épaules comme pour dire ouh là là ! La plupart des élèves, dont Pete, rigolèrent avec lui.

« Modeste proposition, de Jonathan Swift. Verdict de la classe ? C’est nul ! Le Jeune Maître Brown, de Nathaniel Hawthorne ? C’est nul ! En réparant le mur, de Robert Frost ? Ça c’est modérément nul ! L’extrait de Moby Dick de rigueur ? Extrêmement nul ! »

Nouvelle vague de rires. Aucun d’entre eux n’avait encore lu Moby Dick mais tous savaient que c’était dur et ennuyeux à lire. Nul, en d’autres termes.

« Et parfois ! s’exclama M. Ricker en brandissant un doigt et le pointant de façon théâtrale sur les mots écrits au tableau. Parfois, mes jeunes dames et messieurs, la critique est pertinente  ! Je me mets à nu ici devant vous et je l’admets. Je suis contraint de vous enseigner certaines antiquités que j’aimerais mieux ne pas enseigner. Je vois le manque d’enthousiasme dans vos yeux et mon âme se désole. Oui ! Se désole ! Mais je persévère, envers et contre tout, parce que je sais que la plupart de ce que j’enseigne n’est pas nul ! Même certaines antiquités auxquelles vous pensez ne jamais pouvoir vous identifier ont une profonde résonance qui se révélera un jour à vous. Me permettez-vous de vous apprendre à différencier le pas-nul du certainement-nul ? Voulez-vous que je vous livre ce grand secret ? Puisqu’il nous reste quarante minutes de cours et que nous n’avons pas encore donné de grain à moudre à nos intellects combinés, je crois que je vais le faire, oui. »

Il se pencha et posa les mains sur son bureau, sa cravate se balançant comme un pendule. Pete avait l’impression que M. Ricker le regardait droit dans les yeux, comme s’il connaissait — ou du moins percevait intuitivement — l’immense secret que Pete gardait sous une pile de couvertures dans le grenier de sa maison. Quelque chose de bien plus important que de l’argent.

« Il arrivera un moment au cours de l’année, peut-être même dès ce soir, où vous lirez quelque chose de difficile, quelque chose que vous ne comprendrez que partiellement, et votre verdict sera : C’est nul. Vais-je objecter, lorsque le lendemain, vous avancerez cette opinion en cours ? Pourquoi ferais-je une chose aussi inutile ? Nous avons très peu de temps à passer ensemble, seulement trente-quatre semaines de cours, et je ne le gaspillerai pas à plaider les mérites de telle nouvelle ou tel poème. Pourquoi le ferais-je, quand toutes ces opinions sont subjectives et qu’aucun compromis ne pourra jamais être trouvé ? »

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2

Université pour garçons.

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3

Université pour filles.