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Certains élèves — dont Gloria — avaient l’air perdus à présent, mais Pete voyait exactement ce que M. Ricker, alias Ricky le Hippie, voulait dire, car depuis qu’il avait commencé à lire les carnets, il avait lu des dizaines d’articles sur John Rothstein. De nombreux critiques considéraient Rothstein comme l’un des plus grands écrivains américains du vingtième siècle, de la même trempe que Fitzgerald, Hemingway, Faulkner et Roth. Il y en avait d’autres — une minorité, mais qui savait se faire entendre — qui affirmaient que son travail était médiocre et creux. Pete avait lu un article dans Salon où l’auteur traitait Rothstein de « roi du sarcasme et de saint patron des bouffons ».

« La réponse, c’est le temps », professa M. Ricker le jour de la rentrée de Pete en première. Il faisait les cent pas, dans le bruissement de ses pattes d’ef surannées, et brandissait occasionnellement les bras. « Oui ! Le temps trie impitoyablement le certainement-nul du pas-nul. C’est la sélection naturelle de Darwin. Voilà pourquoi les romans de Graham Greene sont disponibles dans toutes les bonnes librairies, et les romans de Somerset Maugham, non — ces romans existent toujours, bien sûr, mais il faut les commander, et pour les commander, encore faudrait-il les connaître. La plupart des lecteurs d’aujourd’hui ne les connaissent pas. Que ceux qui ont déjà entendu parler de Somerset Maugham lèvent la main. Je vais vous l’épeler. »

Aucune main ne se leva.

M. Ricker hocha la tête. Assez sombrement, selon Pete.

« Le temps a décrété que M. Greene n’était pas nul et que M. Maugham était… eh bien, pas exactement nul, mais disons plutôt peu mémorable. Selon moi, il a écrit de très bon romans — L’Envoûté est remarquable, mes jeunes dames et messieurs, remarquable — et il a également écrit un grand nombre d’excellentes nouvelles, mais rien de tout cela ne figure dans vos manuels.

« Devrais-je en pleurer ? Devrais-je enrager, taper du poing sur la table et crier à l’injustice ? Non. Bien sûr que non. Une telle sélection suit l’ordre naturel des choses. Vous en prendrez conscience, mes jeunes dames et messieurs, même si au moment où cela arrivera, je serai loin dans votre rétroviseur. Et voulez-vous savoir comment cela arrivera ? Vous lirez quelque chose — peut-être le poème de Wilfred Owen, “Dulce et DecorumEst. Est-ce un bon exemple ? Pourquoi pas ! »

Et alors, d’une voix plus grave et profonde qui fit monter des frissons dans le dos de Pete et lui noua la gorge, M. Ricker déclama :

« “Pliés en deux, tels de vieux mendiants sous leurs sacs, harpies cagneuses et crachotantes, à coups de jurons nous pataugions dans la gadoue…” Et ainsi de suite. Et cetera. Certains d’entre vous diront : C’est nul. Vais-je pour autant rompre ma promesse de ne point réfuter votre argument bien que je considère les poèmes de M. Owen comme les plus grands poèmes issus de la Première Guerre mondiale ? Non ! Ce n’est que mon opinion personnelle, vous voyez, et les opinions, c’est comme les trous du cul : tout le monde en a. »

Tous hurlèrent de rire, jeunes dames et messieurs confondus.

M. Ricker se redressa.

« Il m’arrivera de coller certains d’entre vous si vous perturbez mon cours, je n’ai aucun problème avec le respect de la discipline, mais jamais je ne critiquerai votre opinion. Et pourtant ! Et pourtant ! »

Doigt en l’air.

« Le temps passera ! Tempus fugit ! Le poème d’Owen s’effacera peut-être de votre esprit, auquel cas votre verdict, C’est nul, se sera vérifié. Du moins, pour vous. Mais pour d’autres, il continuera de résonner. Et de résonner. Et de résonner. Et à chaque fois, la marche assurée de votre maturité approfondira sa résonance. À chaque fois que ce poème reviendra se glisser dans votre esprit, il vous semblera un peu moins nul et un peu plus vital. Un peu plus important. Jusqu’à ce qu’il flamboie, mes jeunes dames et messieurs. Jusqu’à ce qu’il flamboie. Ainsi s’achève ma péroraison de rentrée, et maintenant je vous prie de vous reporter à la page seize de ce très excellent ouvrage qu’est Langue et littérature. »

L’une des nouvelles que M. Ricker leur donna à lire cette année-là était Le Cheval à bascule de D.H. Lawrence et, sans surprise, beaucoup des jeunes dames et messieurs de M. Ricker (parmi lesquels Gloria Moore, dont Pete commençait à se lasser en dépit de ses seins vraiment parfaits) la trouvèrent nulle. Mais Pete, non ; en grande partie parce que certains événements de sa vie l’avaient fait mûrir avant l’âge. Alors que 2013 s’effaçait devant 2014 — l’année du fameux Vortex Polaire où toutes les chaudières dans le nord du Midwest tournèrent en surrégime, brûlant l’argent à la pelle —, cette nouvelle revint souvent se glisser dans son esprit, et sa résonance continua de s’approfondir. Et de revenir.

Dans cette nouvelle, la famille ne semblait manquer de rien, mais ce n’était qu’une illusion ; il n’y avait jamais assez et le héros, un jeune garçon nommé Paul, entendait sa maison lui murmurer : « Il faut plus d’argent ! Il faut plus d’argent ! » Pete Saubers pouvait concevoir qu’il y ait des jeunes qui trouvent ça nul. C’était les chanceux qui n’avaient jamais eu à écouter des ouafis-ouafis tous les soirs de la semaine sur quelles factures payer. Ou le prix des cigarettes.

Le jeune protagoniste de la nouvelle de Lawrence découvrait un moyen surnaturel de gagner de l’argent. En chevauchant son cheval à bascule jusqu’au pays imaginaire de la chance, Paul pouvait connaître le résultat des courses de chevaux dans le monde réel. Il gagnait des milliers de dollars et pourtant la maison continuait de murmurer : « Il faut plus d’argent ! »

Après une dernière et longue chevauchée — et une ultime grosse rentrée d’argent —, Paul tombait raide mort suite à une hémorragie cérébrale ou autre. Pete, lui, n’avait pas eu le moindre mal de tête après sa découverte de la malle enterrée, mais c’était quand même son cheval à bascule, pas vrai ? Oui. Son cheval à bascule à lui. Pourtant en 2013, l’année où Pete fit la connaissance de M. Ricker, le cheval à bascule commençait à ralentir. L’argent de la malle était presque épuisé.

Cet argent avait permis à ses parents de traverser une zone de turbulences difficile et angoissante à un moment où leur couple aurait pu se crasher et brûler ; ça, Pete le savait, et pas une fois il n’avait regretté d’avoir joué les anges gardiens. Pour reprendre les paroles d’une vieille chanson, l’argent de la malle avait jeté un pont par-dessus des eaux troubles et la vie était meilleure — bien meilleure — de l’autre côté. Le plus gros de la récession était passé. Maman enseignait de nouveau à temps plein et touchait trois mille dollars de plus par an. Papa gérait sa propre petite entreprise, pas vraiment une agence immobilière, mais quelque chose qui s’appelait une expertise immobilière. Il avait plusieurs agences de la ville pour clients. Pete ne comprenait pas totalement comment ça marchait, mais il savait que ça rapportait de l’argent, et que ça pouvait en rapporter davantage dans les années à venir, si les prix du marché immobilier poursuivaient leur tendance à la hausse. Papa s’occupait aussi en son nom propre de la vente et de la location de plusieurs propriétés. Et le mieux, c’est qu’il ne prenait plus du tout de médicaments et qu’il marchait bien. Les béquilles étaient dans le placard depuis un an et il se servait seulement de sa canne quand il pleuvait ou neigeait et que ses os et ses articulations le faisaient souffrir. Tout allait bien. Super bien, même.