— Mais…
— Je ne suis pas en train d’essayer de te démentir, Pete. Je suis seulement en train de te dire qu’il faut que tu apprennes à suivre les indices d’un livre peu importe où ils te mènent, ce qui implique de n’omettre aucun élément crucial allant à l’encontre de ta thèse. Que fait Jimmy après avoir lancé le cendrier et que sa femme lui a balancé la fameuse réplique : “Espèce de salaud, comment les enfants vont regarder Mickey, maintenant” ?
— Il sort acheter une autre télé, mais…
— Pas n’importe quelle télé, mais la première télé couleur de sa rue. Et ensuite ?
— Il crée la grosse campagne de pub pour le produit ménager Duzzy-Doo, mais… »
M. Ricker leva les sourcils, attendant la suite du mais. Comment Pete pouvait-il lui dire qu’un an après, tard le soir, Jimmy se glissait dans son agence de pub avec des allumettes et un bidon de pétrole et qu’il mettait le feu à l’immeuble connu sous le nom de Temple de la Publicité ? Que Rothstein annonçait ainsi les manifestations contre la guerre du Vietnam et le mouvement des droits civiques ? Que Jimmy quittait New York en stop sans un regard en arrière, abandonnant sa famille pour partir vers le Territoire Indien, tout comme Huck Finn et Jim ? Il ne pouvait rien dire de tout ça parce que c’était l’histoire racontée dans Le Coureur part vers l’Ouest, un roman qui existait seulement à l’état de carnets, dix-sept en tout, à l’écriture serrée, restés enterrés dans une vieille malle pendant plus de trente ans.
« Allez, donne-moi des mais qui tiennent, dit M. Ricker avec équanimité. Il n’y a rien que j’aime tant qu’une bonne discussion littéraire avec quelqu’un capable d’aller jusqu’au bout de son argumentation. J’imagine que tu as déjà raté ton bus mais je me ferai un plaisir de te raccompagner chez toi. » Il tapota la page de couverture du devoir de Pete : Johnny R. et Ernie H., ces deux titans jumeaux de la littérature américaine trinquant avec leurs deux verres de Martini géants. « Hormis ta conclusion, infondée à mes yeux — et que je mets sur le compte d’un désir touchant de voir la lumière à la fin d’un ultime roman extrêmement noir —, tu as fait un travail extraordinaire. Tout simplement extraordinaire. Alors, vas-y. Donne-moi des mais qui tiennent.
— Mais… rien, répondit Pete. Peut-être que vous avez raison. »
Sauf que non, M. Ricker n’avait pas raison. S’il subsistait le moindre doute, à la fin du Coureur part vers l’Ouest, sur la capacité de Jimmy Gold à retourner sa veste, ce doute était balayé dans le dernier et plus long roman de la série, Le Coureur hisse le drapeau. C’était le meilleur livre que Pete avait jamais lu. Le plus triste, aussi.
« Tu n’évoques pas la mort de Rothstein dans ton devoir.
— Non.
— Puis-je savoir pourquoi ?
— Parce que c’était hors sujet, j’imagine. Et le devoir aurait été trop long. Et puis… ben… c’est tellement pas cool qu’il soit mort comme ça, se faire tuer dans un stupide cambriolage.
— Il n’aurait pas dû garder d’argent liquide chez lui, dit M. Ricker d’un ton apaisant. Mais il l’a fait, et beaucoup de gens étaient au courant. Mais ne le juge pas trop sévèrement. Beaucoup d’écrivains ont été stupides et imprévoyants avec leur argent. Charles Dickens s’est vu contraint de subvenir aux besoins d’une famille de fainéants, y compris son propre père. Samuel Clemens a frôlé la ruine suite à des transactions immobilières foireuses. Arthur Conan Doyle a lâché des milliers de dollars à de faux médiums et en a dépensé des milliers d’autres pour acheter de fausses photos de fées. Au moins, l’œuvre majeure de Rothstein était achevée. À moins que tu ne croies, comme certains… »
Pete consulta sa montre.
« Euh… monsieur Ricker ? J’ai encore le temps de prendre mon bus si je me dépêche. »
M. Ricker fit ce geste rigolo avec ses mains comme pour dire ouh là là !
« Fais donc, fais donc. Je voulais juste te remercier pour ce travail formidable… et te donner un conseil amical : quand tu aborderas ce genre de devoir l’année prochaine — et ensuite à l’université —, ne laisse pas ton optimisme obscurcir ton œil critique. L’œil critique doit toujours être froid et acéré.
— D’accord », dit Pete, et il se dépêcha de sortir.
La dernière chose dont il avait envie de discuter avec M. Ricker, c’était de la possibilité que les cambrioleurs qui avaient ôté la vie à John Rothstein aient volé un tas de manuscrits inédits, en plus de l’argent, et qu’ils les aient détruits après avoir décidé qu’ils étaient sans valeur. Une ou deux fois, Pete s’était imaginé remettre les carnets à la police, même si ça impliquerait très certainement que ses parents découvrent d’où l’argent-mystère provenait. Car après tout, les carnets étaient une preuve de crime autant qu’un trésor littéraire. Mais c’était un vieux crime, de l’histoire ancienne. Mieux valait ne pas remuer le passé.
Pas vrai ?
Le bus était déjà parti, bien sûr, ce qui voulait dire trois kilomètres à pied pour rentrer à la maison. Mais ça ne le dérangeait pas. Il rayonnait toujours de l’éloge de M. Ricker et il y avait beaucoup de choses auxquelles il devait réfléchir. Principalement les manuscrits inédits de Rothstein. Il trouvait les nouvelles inégales, certaines seulement étaient vraiment bonnes et, de l’humble avis de Pete, les poèmes qu’il avait essayé d’écrire étaient plutôt… nuls. Mais ces deux derniers tomes du cycle Jimmy Gold, c’était… eh bien… de l’or[4] en barre. Compte tenu des indices semés à travers ces deux romans, Pete supposait que le dernier, dans lequel Jimmy brandit un drapeau en feu lors d’un rassemblement pacifiste à Washington, avait été achevé autour de 1973, parce que Nixon était toujours président à la fin du roman. Que Rothstein n’ait jamais publié les deux derniers Jimmy Gold (plus un autre roman sur la guerre de Sécession) sidérait Pete. C’étaient de tels chefs-d’œuvre !
Il descendait les Moleskine un par un du grenier et les lisait dans sa chambre, la porte fermée et l’oreille tendue, à l’affût de la moindre visite intempestive lorsque d’autres membres de sa famille étaient à la maison. Il gardait toujours un autre livre à portée de la main et, s’il entendait des bruits de pas, il glissait le carnet sous son matelas et attrapait le livre de rechange. La seule fois où il s’était fait surprendre, c’était par Tina, qui avait la fâcheuse manie de se promener en chaussettes.
« C’est quoi ? avait-elle demandé depuis la porte.
— C’est pas tes oignons, avait répondu Pete en glissant le carnet sous son oreiller. Et si tu dis quoi que ce soit à papa et maman, je te préviens, t’auras des soucis.
— C’est un magazine porno ?
— Non ! »
Même si John Rothstein était capable d’écrire des scènes plutôt osées, surtout pour un vieux mec. Comme celle où Jimmy et ces deux filles hippies…
« Alors, pourquoi tu veux pas que je le voie ?
— Parce que c’est privé. »
Le regard de Tina s’illumina.
« C’est le tien ? T’écris un livre ?
— Peut-être. Et alors ?
— C’est trop cool ! Ça parle de quoi ?
— De la vie sexuelle des insectes sur la lune. »