C’est fini. Je suis désolé qu’il n’y en ait plus.
Il prit un bus pour le centre commercial de Birch Hill où il y avait une boîte aux lettres entre le Discount Electronix et les yaourts glacés. Il regarda autour de lui pour s’assurer que personne ne l’observait et porta l’enveloppe à ses lèvres pour y déposer un baiser. Puis il la glissa dans la fente et s’éloigna. À la Jimmy Gold : sans se retourner.
Une semaine ou deux après le nouvel an, Pete était en train de se faire un sandwich beurre de cacahuètes et confiture dans la cuisine quand il entendit ses parents parler à Tina dans le salon. C’était à propos de Chapel Ridge.
« Je pensais que peut-être on aurait pu te l’offrir, disait son père. Si je t’ai donné de faux espoirs, j’en suis vraiment désolé, Teenie.
— C’est parce qu’on reçoit plus d’argent-mystère, dit Tina. C’est ça ?
— En partie, mais pas seulement, lui répondit maman. Papa a demandé un prêt mais on le lui a refusé. Ils ont examiné les comptes de son entreprise et établi…
— Un prévisionnel sur deux ans », poursuivit papa. Un relent d’amertume post-accident s’insinua dans sa voix. « Beaucoup de compliments, parce que c’est gratuit. Ils ont dit qu’ils seraient peut-être en mesure de m’accorder un prêt en 2016, si mon chiffre d’affaires augmente de cinq pour cent. En attendant — foutu Vortex Polaire —, on est bien au-dessus du budget de ta mère pour le chauffage. Tout le monde l’est, du Maine au Minnesota. Je sais que c’est une piètre consolation, mais voilà.
— Ma chérie, on est tellement, tellement désolés », dit maman.
Pete s’attendait à ce que Tina pique une colère monstre — ce qui lui arrivait de plus en plus fréquemment maintenant qu’elle approchait des treize ans fatidiques —, mais non. Elle leur dit qu’elle comprenait, et que Chapel Ridge était probablement un établissement de snobs, de toute façon. Puis elle vint dans la cuisine et demanda à Pete s’il voulait bien lui faire un sandwich, le sien avait l’air bon. Ce qu’il fit, puis ils retournèrent au salon où ils regardèrent la télé tous ensemble et rirent un peu devant The Big Bang Theory.
Mais plus tard ce soir-là, Pete entendit Tina pleurer derrière la porte fermée de sa chambre et il se sentit terriblement mal. Il alla dans sa propre chambre, sortit un Moleskine de sous son matelas et se mit à relire Le Coureur part vers l’Ouest.
Pete était en cours d’Écriture Créative avec Mme Davis ce semestre-là et il avait beau avoir des A à toutes ses rédactions, il avait su dès le mois de février qu’il ne serait jamais un auteur de fiction. Il était doué pour les mots mais il y avait une chose que Mme Davis n’avait pas besoin de lui dire (même si elle le lui disait souvent) : il ne possédait tout simplement pas ce qu’il fallait d’étincelle créative. Son aspiration principale, c’était de lire de la fiction, puis d’essayer d’analyser ce qu’il avait lu en l’intégrant à un contexte plus vaste. Il avait pris goût à ce genre de travail d’investigation en écrivant son devoir de fin d’année sur Rothstein. À la bibliothèque où il travaillait, il avait réussi à dénicher l’un des livres que M. Ricker avait mentionnés, Amour et mort dans le roman américain de Fiedler, et il l’avait tellement aimé qu’il s’était acheté son propre exemplaire pour pouvoir surligner certains passages et écrire dans les marges. Il voulait plus que jamais faire des études de lettres, enseigner comme M. Ricker (mais peut-être à l’université plutôt qu’au lycée) et écrire un jour un livre comme celui de M. Fiedler, s’opposant aux critiques plus conventionnels et remettant en question les idées préconçues de ces mêmes critiques.
Et pourtant !
Il fallait plus d’argent. M. Feldman, le conseiller d’orientation, lui avait dit qu’il était « assez peu probable » qu’il obtienne une bourse couvrant tous les frais de scolarité pour une université de l’Ivy League[7], et Pete savait que même ça, c’était un euphémisme. Il n’était qu’un blanc-bec de lycéen parmi d’autres, venant d’une école moyenne du Midwest, un gamin bossant à mi-temps dans une bibliothèque et engagé dans des activités extrascolaires peu glamour comme le journal du lycée et l’album de promo. Et même s’il réussissait à obtenir une bourse, il y avait Tina à prendre en considération. Elle ramait en classe maintenant, n’avait quasiment plus que des B et des C et semblait plus intéressée par le maquillage, les chaussures et la musique pop que par les cours. Elle avait besoin d’un changement, d’un nouveau départ. Pete était suffisamment réaliste, même à pas tout à fait dix-sept ans, pour savoir que Chapel Ridge n’arrangerait peut-être pas tout… mais d’un autre côté, c’était toujours possible. Surtout qu’elle n’était pas totalement au fond du trou. Du moins pas encore.
Il me faut un plan, pensa-t-il, sauf que c’était pas exactement ça dont il avait besoin. Ce dont il avait besoin, c’était d’une histoire, et même s’il ne deviendrait jamais un grand écrivain de fiction comme John Rothstein ou D. H. Lawrence, il était tout à fait capable de construire une intrigue. C’était ça qu’il devait faire maintenant. Seulement voilà, toute intrigue reposait sur une idée, et de ce côté-là, il continuait à sécher.
Il avait commencé à passer beaucoup de temps chez Water Street Books, où le café était pas cher et même les livres de poche neufs étaient trente pour cent moins chers qu’ailleurs. Il s’y arrêta par une après-midi de mars, en chemin pour son boulot à la bibliothèque, se disant qu’il pourrait peut-être prendre un Joseph Conrad. Dans l’une de ses rares interviews, Rothstein avait qualifié Conrad de « premier grand écrivain du vingtième siècle même si ses meilleurs romans avaient été écrits avant 1900 ».
Devant la librairie, une grande table avait été installée sous un auvent. NETTOYAGE DE PRINTEMPS, disait la pancarte. TOUTE LA TABLE À -70 % ! Et en dessous : QUI SAIT QUEL TRÉSOR VOUS ALLEZ EXHUMER ! Cette dernière ligne était flanquée de gros smileys jaunes pour montrer que c’était une plaisanterie, mais Pete ne trouva pas ça drôle.
Il tenait enfin son idée.
Une semaine plus tard, il resta après les cours pour parler à M. Ricker.
« Content de te voir, Pete. »
Aujourd’hui, M. Ricker portait une chemise à motifs cachemire à manches évasées et une cravate psychédélique. Pete trouvait que la combinaison des deux en disait long sur les raisons de la débâcle de la génération Peace & Love.
« Mme Davis n’a que des éloges pour toi.
— Elle est bien, dit Pete. J’apprends beaucoup. »
C’était faux et Pete soupçonnait tous les élèves de son cours d’être dans le même cas. Elle était assez sympa, et elle avait souvent des choses intéressantes à dire, mais Pete en était venu à la conclusion que l’écriture créative ça ne s’enseigne pas, ça s’apprend seulement.
« Que puis-je faire pour toi ?
— Vous vous souvenez quand vous avez parlé de la valeur que pourrait avoir un manuscrit holographe de Shakespeare ? »
M. Ricker lui adressa un large sourire.
« Je parle toujours de ça en milieu de semaine, quand la classe commence à s’endormir. Rien de tel qu’un peu de cupidité pour réveiller l’intérêt des jeunes. Pourquoi ? Tu as trouvé un folio, Malvolio ? »
7
Littéralement : Ligue du Lierre. Ensemble des universités les plus anciennes et les plus prestigieuses des États-Unis.