Pendant ses vacances de février 1973, elle avait lu les trois tomes de la trilogie Jimmy Gold en une journée. Et c’était ses exemplaires à lui, ses exemplaires privés qu’elle était allée chercher sur l’étagère de sa chambre. Quand il était rentré, les livres jonchaient la table basse, Le Coureur voit de l’action s’imbibant d’un cercle de condensation laissé par son verre de vin. Ce fut l’une des rares fois dans sa vie d’adolescent où Morris resta sans voix.
Ce ne fut pas le cas d’Anita.
« Tu parles de ces bouquins depuis bien un an maintenant, alors je me suis enfin décidée à voir pourquoi ils t’emballaient autant. » Elle sirota son vin. « Et puisque je suis en vacances, je les ai lus. Je pensais que ça me prendrait plus d’une journée, mais honnêtement, il n’y a pas vraiment de contenu, là-dedans, si ?
— T’es… » Il s’étrangla un instant. Puis : « T’es rentrée dans ma chambre !
— Ça ne te pose pas de problème quand je rentre pour changer tes draps, ou pour ranger tes habits, bien propres et bien pliés. Tu croyais peut-être que c’était la Fée de la Lessive qui s’occupait de toutes ces menues corvées ?
— C’est mes livres ! Ils étaient rangés sur mon étagère spéciale ! T’avais pas le droit de les prendre !
— Je serais ravie de les remettre à leur place. Et ne t’inquiète pas, je n’ai pas touché aux magazines sous le lit. Je sais que les garçons ont besoin de… divertissement. »
Il s’avança sur des jambes aussi raides que des échasses et récupéra les livres avec des mains comme des crochets. La quatrième de couverture du Coureur voit de l’action était trempée à cause de son foutu verre et il pensa : Si un volume de la trilogie devait être mouillé, pourquoi c’est pas tombé sur Le Coureur ralentit ?
« Je reconnais que ce sont des objets intéressants. » Elle s’était mise à parler de sa voix de conférencière éclairée : « Disons qu’ils montrent tout au plus la maturation d’un écrivain légèrement talentueux. Les deux premiers sont terriblement simplistes, bien sûr, comme peut l’être Tom Sawyer comparé à Huckleberry Finn, mais le dernier — quoique en rien comparable à Huck Finn — montre une certaine maturité, je te l’accorde.
— Le dernier est nul ! hurla Morris.
— Tu n’as pas besoin de hausser le ton, Morris. De hurler comme ça. Tu peux défendre ton point de vue sans t’énerver. » Et voilà le sourire qu’il détestait tant, si mince et si tranchant. « Nous pouvons discuter tranquillement.
— Mais je veux pas discuter, merde !
— Et pourtant on devrait ! s’exclama Anita en souriant. Étant donné que j’ai passé ma journée — je ne dirais pas perdu ma journée — à essayer de comprendre mon intellectuel de fils égocentrique et plutôt prétentieux, qui collectionne par ailleurs les C en cours. »
Elle attendit qu’il réponde. Il n’allait pas lui donner ce plaisir. Tout était piégé avec elle. Elle pouvait l’aplatir comme elle voulait et, à cet instant, c’était ça qu’elle voulait.
« J’ai remarqué que les deux premiers tomes étaient bien abîmés, presque en lambeaux, usés jusqu’à la corde. Ils foisonnent de surlignages et de notes, dont certaines témoignent du bourgeonnement — je ne dirais pas floraison, on ne peut pas vraiment employer ce terme, n’est-ce pas, du moins pas encore — d’un esprit critique perspicace. Mais le troisième a l’air presque neuf et il n’est pas du tout annoté. Tu n’aimes pas ce qui lui est arrivé, n’est-ce pas ? Tu n’aimes plus ton Jimmy une fois qu’il a — et par transfert logique, l’auteur — grandi.
— C’est un vendu ! »
Morris serrait les poings. Il avait le visage en feu et palpitant, comme après la raclée que lui avait foutue Womack devant tout le monde ce jour-là à la cafèt’. Mais Morris lui en avait balancé une belle, et il avait envie d’en balancer une aujourd’hui. Il en avait besoin.
« C’est Rothstein qui l’a vendu ! Si t’arrives pas à voir ça, t’es complètement débile !
— Non », dit-elle. Son sourire avait disparu. Elle se pencha en avant, posa son verre sur la table basse, sans quitter une seconde Morris des yeux. « C’est là que tu te trompes. Un bon romancier ne guide pas ses personnages, il les suit. Un bon romancier ne crée pas les événements de son histoire, il les regarde se dérouler et ensuite il les écrit. Un bon romancier finit par réaliser qu’il est secrétaire, et non pas Dieu.
— C’est pas le personnage de Jimmy ! Ce connard de Rothstein l’a changé ! Il en a fait un bouffon ! Il en a fait un… un Monsieur-tout-le-monde ! »
Morris détestait la faiblesse de son argument, et il détestait le fait que sa mère l’ait poussé à défendre une position qui n’avait pas besoin d’être défendue, qui s’imposait comme une évidence à n’importe quel crétin doté d’un demi-cerveau et d’un minimum de sentiments.
« Morris. » Voix toute douce : « Il fut un temps où j’aurais voulu être la version féminine de Jimmy Gold, tout comme tu aimerais être Jimmy aujourd’hui. Jimmy Gold, ou quelqu’un comme lui, c’est l’île déserte où la plupart des adolescents vont s’exiler en attendant de devenir des adultes. Ce qu’il faut que tu comprennes — ce que Rothstein a fini par comprendre, au bout de trois livres —, c’est qu’on devient presque tous comme tout le monde. Je le suis devenue. » Elle regarda autour d’elle. « Sinon, pourquoi on vivrait ici, dans Sycamore Street ?
— Parce que t’as été conne et que t’as laissé mon père nous plumer ! »
Elle grimaça (touché, joli coup, exulta Morris), mais aussitôt le sourire en coin retroussa de nouveau ses lèvres. Comme un bout de papier se consumant dans un cendrier.
« Il y a de la vérité dans ce que tu dis, je l’admets, même si c’est cruel de ta part de rejeter ça sur moi. Mais t’es-tu seulement demandé pourquoi il nous a plumés ? »
Morris resta silencieux.
« Parce qu’il refusait de grandir. Ton père est un Peter Pan bedonnant qui s’est trouvé une fille de la moitié de son âge pour jouer les Fées Clochette au lit.
— Remets mes livres où tu les as trouvés ou balance-les », dit Morris d’une voix qu’il reconnut à peine. Une voix qui, pour son plus grand effroi, ressemblait à celle de son père : « Je m’en fous. Je me casse d’ici et je reviens pas.
— Bien sûr que tu vas revenir », répondit-elle, et elle avait raison, sauf qu’il mit presque un an à revenir et qu’à ce moment-là, elle ne le connaissait plus. En admettant qu’elle l’ait connu un jour. « Et tu devrais relire ce troisième roman encore une ou deux fois, je crois. »
Elle dut élever la voix pour dire le reste parce qu’il était en train de se précipiter vers l’entrée, en proie à des émotions si fortes qu’elles l’aveuglaient.
« Aie un peu de compassion ! Rothstein en a eu, lui, et c’est ce qui sauve ce dernier tome ! »