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Le claquement de la porte la coupa net.

Morris marcha jusqu’au trottoir tête baissée, puis il se mit à courir. Il y avait une rue commerçante avec un magasin d’alcools à trois blocs de chez lui. Arrivé là-bas, il s’assit sur le râtelier à vélos devant Hobby Terrific et attendit. Les deux premiers gars qu’il interpella refusèrent d’accéder à sa demande (le second avec un sourire sur lequel Morris aurait bien balancé son poing), mais le troisième portait des fringues de friperie et tanguait dangereusement sur bâbord. Il accepta d’acheter à Morris une bouteille de cinquante centilitres pour deux dollars ou d’un litre pour cinq dollars. Morris opta pour le litre, puis alla s’installer pour le boire au bord du ruisseau qui traversait la friche entre Sycamore et Birch Street. Le soleil commençait déjà à se coucher. Il avait aucun souvenir d’avoir fait le trajet jusqu’à Sugar Heights dans la voiture volée mais, arrivé là-bas, il avait décroché la méga timbale, comme aurait dit Larsen l’Obscène, aucun doute là-dessus.

De qui est-ce la faute, Morris ?

Il supposait qu’on pouvait attribuer une petite partie de la faute au pochetron qui avait acheté un litre de whisky à un enfant mineur, mais c’était surtout la faute de sa mère, et au moins une bonne chose en était sortie : quand le juge avait prononcé sa peine, il n’y avait plus aucune trace de ce sourire en coin sarcastique. Il avait enfin réussi à l’effacer de son visage.

Pendant les journées de confinement en cellule (il y en avait au moins une par semaine), Morris s’allongeait sur sa couchette, les mains croisées derrière la tête, et pensait au quatrième Jimmy Gold, se demandant s’il renfermait la rédemption qu’il avait tant espérée depuis Le Coureur ralentit. Était-il possible que Jimmy ait retrouvé ses vieux rêves et ses espoirs ? Sa fureur de vivre ? Si seulement il avait eu deux jours de plus avec les carnets ! Même un seul !

Il doutait que même John Rothstein ait réussi à rendre un tel retournement plausible. D’après les observations personnelles de Morris (ses parents étant ses principaux modèles), lorsque le feu s’éteignait, il ne se ranimait généralement jamais. Et pourtant, il arrivait que certaines personnes changent. Il se rappelait avoir suggéré cette possibilité à Andy Halliday un jour, au cours d’une de leurs fréquentes discussions à l’heure du déjeuner. C’était au Happy Cup, juste au bout de la rue de Grissom Books, là où travaillait Andy, et c’était pas longtemps après que Morris avait laissé tomber la fac, décidant que ce qui passait là-bas pour de l’enseignement supérieur était des conneries dénuées d’intérêt.

« Nixon a changé, avait dit Morris. L’anti-coco qu’il était a libéralisé les relations commerciales avec la Chine. Et Lyndon Johnson a fait passer le projet de loi pour les droits civiques au Congrès. Si une vieille hyène raciste comme lui est capable de changer de position comme ça, j’imagine que tout est possible.

— Les politiques. » Andy renifla comme s’il avait une mauvaise odeur dans le nez. C’était un gars maigrichon, aux cheveux coupés en brosse, à peine plus vieux que Morris. « Eux, ils changent par opportunisme, pas par idéalisme. Les gens ordinaires font même pas ça. Ils peuvent pas. S’ils refusent d’obéir, ils sont punis. Ensuite, après la punition, ils disent OK, oui monsieur, et ils se plient au programme comme les bons petits robots qu’ils sont. Regarde les opposants à la guerre du Vietnam. La plupart d’entre eux vivent des vies de petits-bourgeois maintenant. Gros et gras, heureux et républicains. Ceux qui ont refusé de se soumettre sont en prison. Ou en cavale, comme Katherine Ann Power.

— Tu peux pas dire que Jimmy Gold est ordinaire ! » s’exclama Morris.

Andy lui avait adressé un regard paternaliste.

« Oh, je t’en prie. Toute son histoire c’est rien d’autre qu’une longue épopée vers le conformisme. Le but de la culture américaine, c’est de créer une norme, Morris. Ce qui veut dire que les gens hors norme doivent être recadrés, et c’est ce qui arrive à Jimmy. Il finit publicitaire, bordel. Si c’est pas les meilleurs agents de la norme dans ce pays de dégénérés ! C’est le propos central de Rothstein. » Il secoua la tête. « Si c’est de l’optimisme que tu cherches, achète un roman Harlequin. »

Morris pensait que Andy dissertait simplement pour le plaisir de disserter. Des yeux de fanatique luisaient derrière ses lunettes à monture de corne, mais Morris cernait quand même l’homme. Il était fanatique des livres en tant qu’objets, pas des histoires et des idées qu’ils contenaient.

Ils déjeunaient ensemble deux à trois fois par semaine, habituellement au Cup, d’autres fois en face de Grissom Books, sur les bancs publics de Government Square. C’était pendant l’une de ces pauses-déjeuner qu’Andy Halliday avait pour la première fois fait allusion à la rumeur persistante selon laquelle John Rothstein avait continué à écrire mais que son testament précisait que tout devrait être brûlé à sa mort.

« Non ! s’était écrié Morris, sincèrement blessé. C’est pas possible un truc pareil. Si ? »

Andy haussa les épaules.

« Si c’est dans le testament, tout ce qu’il a écrit depuis qu’il a disparu de la circulation vaut autant que des cendres.

— Tu dis des conneries.

— Le truc à propos du testament est peut-être qu’une rumeur, je te l’accorde, mais dans les cercles de libraires, il est largement admis qu’il n’a jamais arrêté d’écrire.

— Les cercles de libraires, avait répété Morris, sceptique.

— On a notre propre téléphone arabe, Morris. C’est sa femme de ménage qui fait ses courses, OK ? Et pas que la bouffe. Une fois par mois à peu près, elle va chez White River Books à Berlin, c’est ce qui se rapproche le plus d’une ville pas loin de chez lui, pour récupérer des livres qu’il commande par téléphone. Elle a raconté aux gens qui bossent là-bas qu’il écrit tous les jours de six heures du matin à deux heures de l’après-midi. Le patron l’a répété à d’autres bouquinistes à la Foire du Livre de Boston, et la rumeur s’est propagée.

— Bordel de merde », avait murmuré Morris.

Cette conversation avait eu lieu en juin 1976. La dernière nouvelle publiée par Rothstein, La Parfaite Tarte à la banane, était parue en 1960. Si Andy disait vrai, alors Rothstein accumulait inédit sur inédit depuis seize ans. À ne serait-ce que huit cents mots par jour, ça faisait… Morris n’arrivait pas à compter, mais ça faisait beaucoup.

« Bordel de merde, comme tu dis, répéta Andy.

— Si y veut vraiment que tout soit brûlé à sa mort, il est complètement taré  !

— Comme la plupart des écrivains. »

Andy se pencha vers Morris, le sourire aux lèvres, comme si ce qu’il s’apprêtait à dire était une blague. Et peut-être que c’en était une. Du moins pour lui.

« Tu veux que je te dise, quelqu’un devrait monter une mission de sauvetage. Peut-être même toi, Morris. Après tout, t’es son fan numéro un.

— Pas moi, non, répondit Morris, pas après ce qu’il a fait à Jimmy.

— Détends-toi, mec. Tu peux pas en vouloir à un homme d’avoir suivi son inspiration.

— Bien sûr que si.

— Alors braque-le, répliqua Andy en souriant toujours. Appelle ça un vol de protestation pour la noble cause de la littérature américaine. Et ramène-moi les manuscrits. Je les garderai un moment, puis je les vendrai. Si c’est pas du charabia de vieux gâteux, on pourrait en tirer jusqu’à un million de dollars. Je partagerai avec toi. Moite-moite, mon pote.