— On se ferait choper.
— J’pense pas, avait répondu Andy Halliday. Y a moyen de faire ça bien.
— Combien de temps tu devrais attendre avant de pouvoir les vendre ?
— Oh, quelques années », avait répondu Andy avec un geste désinvolte de la main comme s’il parlait de quelques heures. « Cinq peut-être. »
Un mois plus tard, complètement écœuré de vivre dans Sycamore Street et hanté par l’idée de tous ces manuscrits inédits, Morris chargea sa vieille Volvo et partit pour Boston où il fut embauché par un entrepreneur du bâtiment pour la construction de plusieurs lotissements en banlieue. Le boulot l’avait presque tué au début, puis il avait pris un peu de muscle (pas qu’il ressemblerait jamais à Duck Duckworth) et il s’en était mieux sorti après ça. Il s’était même fait deux copains : Freddy Dow et Curtis Rogers.
Un jour, il avait téléphoné à Andy :
« Tu pourrais vraiment en vendre, des manuscrits inédits de Rothstein ?
— Aucun doute, répondit Andy Halliday. Pas de suite, comme je te l’ai dit, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? On est jeunes. Pas lui. Le temps jouerait en notre faveur. »
Ouais, du temps pour lire tout ce que Rothstein avait écrit depuis La Parfaite Tarte à la banane. L’argent — même un demi-million de dollars — était secondaire. Je suis pas un mercenaire, se dit Morris. Je suis pas intéressé par le Billet d’Or. Cette connerie c’est des conneries. Donnez-moi assez pour vivre — juste un peu, comme une subvention — et je serai plus qu’heureux.
Moi, je suis un érudit.
Les week-ends, il se mit à aller jusqu’à Talbot Corners dans le New Hampshire. En 1977, il commença à emmener Curtis et Freddy avec lui. Peu à peu, un plan prit forme. Un plan simple, efficace. Le cambriolage de base.
Les philosophes ont débattu du sens de la vie pendant des siècles sans jamais vraiment parvenir à la même conclusion. Morris aussi s’était penché sur la question durant ses années de prison, mais son questionnement à lui était plus pratique que cosmique. Il voulait connaître le sens de « à vie » d’un point de vue juridique. Et ce qu’il avait découvert était carrément schizo. Dans certains États, « à vie » voulait dire exactement ça. T’étais censé être détenu jusqu’à ce que tu crèves, sans possibilité de libération conditionnelle. Dans d’autres États, la libération conditionnelle était envisagée au bout de deux ans à peine. Cinq, sept, dix, ou quinze, dans d’autres. Dans le Nevada, elle était accordée (ou pas) selon un système de points compliqué.
En 2001, la condamnation à vie moyenne d’un homme dans les prisons américaines était de trente ans et quatre mois.
Dans l’État où Morris purgeait sa peine, les législateurs s’étaient basés sur des données démographiques pour inventer leur propre définition ésotérique de « à vie ». En 1979, date de la condamnation de Morris, l’Américain mâle moyen vivait jusqu’à soixante-dix ans ; Morris, qui avait vingt-trois ans à l’époque, pouvait donc considérer que sa dette envers la société serait payée dans quarante-sept ans.
Sauf si bien sûr on lui accordait la libération conditionnelle.
Il y fut éligible pour la première fois en 1990. Cora Ann Hooper se pointa à l’audience. Elle portait un tailleur bleu propret. Ses cheveux gris étaient tirés en un chignon si serré qu’il couinait. Elle tenait un grand sac à main noir sur ses genoux. Elle reraconta comment Morris Bellamy l’avait alpaguée alors qu’elle traversait la ruelle bordant la Shooter’s Tavern et lui avait confié son intention de « s’en payer une tranche ». Elle décrivit aux cinq membres de la Commission des Libérations Conditionnelles comment il lui avait donné un coup de poing et cassé le nez lorsqu’elle avait réussi à déclencher l’Alerte Police qu’elle gardait dans son sac à main. Elle évoqua son haleine empestant l’alcool et comment il lui avait écorché le ventre avec ses ongles en lui arrachant ses sous-vêtements. Elle leur raconta comment Morris « m’étranglait toujours et me brutalisait avec son organe » quand l’officier Ellenton était arrivé et l’avait dégagée. Elle confia à la Commission qu’elle avait essayé de se suicider en 1980, et qu’elle était toujours suivie par un psychiatre. Elle leur raconta qu’elle allait mieux depuis qu’elle avait accepté de recevoir Jésus-Christ comme son sauveur personnel mais qu’elle faisait toujours des cauchemars. Non, répondit-elle à la Commission, elle ne s’était jamais mariée. L’idée d’avoir des relations sexuelles lui causait des crises de panique.
La mise en liberté sous conditions fut rejetée. Plusieurs raisons étaient mentionnées sur le papier vert qu’on lui passa à travers les barreaux ce soir-là, mais celle qui figurait en tête de liste était clairement l’objection principale de la Commission : La victime déclare souffrir encore des séquelles psychologiques et physiques de son agression.
Salope.
Hooper se présenta à nouveau en 1995, et encore en 2000. En 1995, elle portait le même tailleur bleu. À l’aube du nouveau millénaire — elle avait alors grossi d’au moins vingt kilos —, elle en portait un marron. En 2005, le tailleur était gris et une grosse croix blanche pendait sur son buste toujours plus imposant. À chaque comparution, elle tenait sur ses genoux ce qui ressemblait au même grand sac à main noir. Son Alerte Police était probablement à l’intérieur. Peut-être aussi un gaz lacrymogène Mace. Elle était pas convoquée à ces auditions ; elle venait d’elle-même.
Et racontait son histoire.
La libération conditionnelle était rejetée. Objection principale figurant sur le papier vert : La victime déclare souffrir encore des séquelles psychologiques et physiques de son agression.
Cette connerie c’est des conneries, se disait Morris. Cette connerie c’est des conneries.
Peut-être bien. Mais merde, il regrettait de pas l’avoir tuée.
À l’époque de son troisième refus de conditionnelle, Morris était très sollicité pour son travail d’écrivain : dans le petit monde de Waynesville, il était un auteur à succès. Il écrivait des lettres d’amour aux épouses et aux petites amies. Il en écrivait aux enfants de détenus, certaines confirmant d’une prose touchante l’existence du Père Noël. Il écrivait des lettres de motivation pour les prisonniers dont la date de libération approchait. Il rédigeait des rédactions pour les détenus qui suivaient des cours en ligne ou essayaient d’obtenir leur certificat de fin d’études. Il était pas avocat, mais il lui arrivait d’écrire à de vrais avocats au nom des prisonniers, expliquant avec pertinence chaque affaire et exposant les raisons de la demande d’appel. Certains avocats se laissaient impressionner par ces lettres et — pensant à l’argent qu’ils pourraient se faire avec les indemnisations pour détention abusive si la demande aboutissait — acceptaient de reprendre l’affaire. Alors que l’ADN devenait d’une importance capitale dans les procédures d’appel, il écrivait souvent à Barry Scheck et Peter Neufeld, les fondateurs de l’Innocence Project. L’une de ces lettres conduisit à la libération d’un mécanicien auto et voleur à temps partiel du nom de Charles Roberson, emprisonné à Waynesville depuis vingt-sept ans. Roberson obtint sa liberté ; Morris obtint la reconnaissance éternelle de Roberson, et rien d’autre… sauf si on comptait sa réputation grandissante, et ça c’était loin d’être rien. Ça faisait longtemps qu’il ne se faisait plus violer.