— Ferme-la, le génie, je te préviens. »
Rothstein pensa : Et s’il tire ? Plus de cachets. Plus de regrets d’un passé jonché de relations brisées comme autant d’épaves de voitures accidentées. Plus d’écriture obsessionnelle non plus, de carnets accumulés tels des petits tas de crottes de lapin disséminés le long d’un sentier dans les bois. Une balle dans la tête, ce serait peut-être pas si mal. Mieux qu’un cancer ou qu’alzheimer, la hantise première de quiconque a gagné sa vie grâce à son esprit. Bien sûr, ça ferait les gros titres, et j’en ai récolté à la pelle avant même ce maudit article du Time… mais s’il tire, j’aurai pas à les lire.
« Vous êtes un imbécile », dit Rothstein. Tout à coup, il éprouvait une sorte d’extase. « Vous vous croyez plus intelligent que les deux autres, mais vous l’êtes pas. Eux au moins comprennent que l’argent, ça se dépense. » Il se pencha en avant, fixant du regard ce visage pâle éclaboussé de taches de rousseur. « Tu sais quoi, gamin ? C’est les types comme toi qui font une mauvaise réputation à la lecture.
— Dernier avertissement, dit Morrie.
— J’emmerde tes avertissements. Et j’emmerde ta mère. Flingue-moi ou dégage de chez moi. »
Morris Bellamy le flingua.
2009
La première dispute entre les époux Saubers pour des questions d’argent — du moins la première que les enfants surprirent — éclata un soir d’avril. C’était pas une grosse dispute, mais même les tempêtes les plus violentes commencent par des brises légères. Peter et Tina Saubers étaient dans le salon ; Pete faisait ses devoirs et Tina regardait un DVD de Bob l’Éponge. Elle l’avait déjà vu avant, des tas de fois, mais elle semblait ne jamais s’en lasser. Et c’était tant mieux, parce que depuis quelque temps, les Saubers n’avaient plus accès à la chaîne des dessins animés. Tom Saubers avait résilié leur abonnement au câble il y avait de cela deux mois.
Tom et Linda Saubers se trouvaient dans la cuisine où Tom était en train de fermer son vieux sac après l’avoir rempli de barres énergétiques, d’un Tupperware de crudités, de deux bouteilles d’eau et d’une canette de Coca.
« T’es complètement cinglé, dit Linda. J’ai toujours su que t’étais une personnalité de type A, mais là, ça dépasse tout ce que j’avais pu imaginer. Si tu veux mettre le réveil à cinq heures, d’accord. Tu peux passer prendre Todd, être au City Center à six heures, et vous serez encore dans les premiers.
— J’aimerais bien, répondit Tom. Mais Todd dit qu’il y a déjà eu une de ces foires à l’emploi à Brook Park le mois dernier et que les gens ont commencé à faire la queue la veille. La veille, Lin !
— Todd dit pas mal de trucs. Et toi tu l’écoutes. Tu te souviens quand il a dit que Pete et Tina allaient tout simplement adorer cette espèce de show de Monster Trucks…
— Il s’agit pas d’un show de Monster Trucks, là, ni d’un concert au parc, ni d’un feu d’artifice. C’est de nos vies, là, qu’il s’agit. »
Pete leva les yeux de ses devoirs et croisa brièvement le regard de sa petite sœur. Le haussement d’épaules de Tina était éloquent : Les parents, quoi. Il retourna à ses maths. Plus que quatre problèmes et il pourrait aller chez Howie. Voir s’il avait de nouvelles bandes dessinées. Naturellement, Pete n’en avait aucune à échanger : son argent de poche avait subi le même sort que l’abonnement au câble.
Dans la cuisine, Tom avait commencé à faire les cent pas. Linda le rattrapa et lui prit doucement le bras.
« Je sais qu’il s’agit de nos vies », dit-elle.
Elle avait baissé le ton, en partie pour pas que les enfants entendent et s’inquiètent (elle savait que Pete s’inquiétait déjà), mais surtout pour apaiser la tension. Elle comprenait ce que ressentait Tom et elle était de tout cœur avec lui. C’était dur d’avoir peur ; et c’était pire de se sentir humilié parce qu’on ne pouvait plus subvenir aux besoins de sa famille, ce que Tom considérait comme sa responsabilité première. C’était pas vraiment « humiliation » le terme exact. Ce qu’il éprouvait, c’était de la honte. Durant les dix ans qu’il avait passés chez Lakefront Immobilier, il avait systématiquement été un de leurs meilleurs agents et la photo de son visage souriant avait souvent accueilli les clients à l’entrée. La paye que Linda ramenait en tant qu’enseignante faisait que rajouter du beurre dans les épinards. Et puis, à l’automne 2008, l’économie s’était effondrée et les Saubers étaient devenus une famille à un seul salaire.
Et c’était pas comme si Tom avait été licencié en attendant d’être réembauché lorsque les choses s’amélioreraient ; à présent, Lakefront Immobilier n’était plus qu’un local vide avec des graffitis sur les murs et une pancarte À VENDRE OU À LOUER en façade. Les frères Reardon, qui avaient reçu l’entreprise de leur père en héritage (et leur père du sien), avaient fait de gros placements en actions et pratiquement tout perdu quand le marché avait coulé. Que Todd Paine, le meilleur ami de Tom, soit embarqué dans le même bateau n’était qu’une piètre consolation pour Linda. Pour elle, Todd était un benêt.
« Tu as regardé la météo ? Moi, oui. Il va faire froid. Le brouillard va monter du lac très tôt, avec peut-être même de la bruine verglaçante. De la bruine verglaçante, Tom.
— Tant mieux. J’espère bien. Ça réduira le nombre de candidats et augmentera mes chances. » Il la prit par les avant-bras, mais doucement. Il ne la secoua pas, ne cria pas. Ça, ça viendrait plus tard. « Il faut que je trouve quelque chose, Lin, il le faut, et la foire à l’emploi est ma meilleure chance ce printemps. J’ai frappé à toutes les portes…
— Je sais…
— Et il n’y a rien. Que dalle. Si, quelques boulots sur les quais et un petit chantier au centre commercial à côté de l’aéroport, mais tu me vois faire ce genre de boulot ? J’ai quinze kilos et vingt ans de trop. Je pourrais trouver un petit boulot en ville cet été — dans la vente, peut-être — si les choses s’améliorent un peu… mais ce genre de boulot, ça paye pas et c’est généralement temporaire. Alors Tom et moi on va y aller à minuit, et on va faire la queue jusqu’à ce que les portes s’ouvrent demain matin, et je te promets de rentrer avec un vrai travail qui rapporte de l’argent.
— Et un virus que tu pourras nous refiler à tous. Comme ça on aura qu’à économiser sur les courses pour se payer le docteur. »
C’est à ce moment qu’il s’énerva vraiment contre elle.
« J’aimerais un peu de soutien, là.
— Tom, pour l’amour du ciel, j’essa…
— Peut-être même un bravo. “Je te félicite, Tom, de faire preuve d’autant d’initiative. On est contents, Tom, de voir que tu te plies en quatre pour la famille.” Ce genre de trucs. Si c’est pas trop demander.
— Tout ce que je dis… »
La porte de la cuisine s’ouvrit et se referma avant qu’elle ait pu terminer. Il était sorti fumer une cigarette sur les marches de derrière. Cette fois-ci, lorsque Pete leva les yeux, ce fut de la détresse et de l’inquiétude qu’il lut sur le visage de Tina. Elle avait que huit ans après tout. Pete sourit et lui fit un clin d’œil. Tina lui rendit un sourire hésitant et retourna à ses aventures à Bikini Bottom, le royaume des profondeurs océaniques où les papas perdaient pas leur travail et levaient pas la voix et où on supprimait pas aux enfants leur argent de poche. Sauf s’ils faisaient des bêtises, bien entendu.