— Pas de problème, Holly. Elle t’a dit pourquoi elle était si sérieuse ?
— Non.
— Rappelle-la et dis-lui que je la contacterai dès que tout ça sera plié.
— Sois prudent, hein ?
— Je suis toujours prudent. »
Même si Holly sait que ce n’est pas tout à fait vrai : lui, Jerome (le frère de Barbara) et Holly elle-même ont quand même bien failli mourir dans une explosion par sa faute il y a quatre ans… et la cousine de Holly est morte dans une explosion, même si celle-là s’était produite un peu avant. Hodges, qui était plus qu’un peu amoureux de Janey Patterson, la pleure encore. Et se sent toujours coupable. Aujourd’hui, il prend soin de lui pour lui, mais aussi parce qu’il pense que c’est ce que Janey aurait voulu.
Il dit à Holly de garder la boutique en son absence et remet son iPhone à sa ceinture, là où il portait son Glock avant d’être Off-Ret. Autrement dit, inspecteur de police à la retraite, quand il oubliait toujours son téléphone, mais cette époque est révolue. Ce qu’il fait ces temps-ci n’est pas aussi gratifiant que porter l’insigne, mais c’est pas trop mal non plus. En fait, c’est même plutôt bien. La plupart des poissons que Finders Keepers attrape sont du menu fretin, mais aujourd’hui, c’est un thon rouge qu’il taquine, et il est remonté à bloc. Un gros jour de paye l’attend, mais c’est pas ça le plus important. Il se sent concerné, voilà le plus important. C’est pour ça qu’il est fait, serrer des sales types comme Oliver Madden, et il a pas l’intention de s’arrêter de sitôt. Avec de la chance, il en a encore pour huit ou neuf ans, et il compte bien en chérir chaque jour. Il se dit que c’est ce que Janey aurait souhaité, aussi.
Ouais, l’entend-il répondre en fronçant le nez de cette drôle de façon qu’elle avait.
Barbara Robinson aussi a failli se faire tuer ce jour-là : elle était au concert fatidique avec sa mère et un groupe de copines. Barbs était une petite fille enjouée et heureuse à cette époque, et c’est une adolescente enjouée et heureuse aujourd’hui — il la voit quand il va manger chez les Robinson à l’occasion, mais ça lui arrive de moins en moins souvent maintenant que Jerome a quitté le domicile familial pour la fac. Ou peut-être qu’il est rentré pour l’été. Il demandera à Barbara quand il l’aura au téléphone. Hodges espère qu’elle s’est pas fichue dans le pétrin. Mais ça semble peu probable. C’est une chouette gosse sans histoires, du genre qui aide les vieilles dames à traverser la rue.
Hodges déballe sa salade, l’arrose de vinaigrette allégée et commence à se la fourrer dans le gosier. Il a les crocs. C’est bon d’avoir les crocs. C’est signe de bonne santé.
2
Morris Bellamy n’a pas faim du tout. Un bagel au fromage frais est tout ce qu’il arrive à avaler pour le déjeuner, et même pas en entier. Il bouffait comme un porc au début quand il est sorti — Big Macs, beignets, pizzas, tous les trucs dont il avait rêvé quand il était en prison —, mais c’était avant une nuit passée à vomir ses tripes suite à une escale peu raisonnable à Señor Taco dans Lowtown. Il avait jamais eu de problèmes avec la nourriture mexicaine quand il était jeune, c’est-à-dire y a à peine quelques heures, on dirait, mais une nuit passée à genoux à prier devant l’autel de porcelaine était tout ce qu’il avait fallu à Morris pour le ramener à la réalité : il a cinquante-neuf ans, et il est au seuil de la vieillesse. Les meilleures années de sa vie, il les avait passées à teindre des jeans, vernir des tables et des chaises qui seraient vendues au magasin de sortie d’usine de Waynesville, et à rédiger des lettres pour un flot incessant de charlots minables en combinaisons orange.
Maintenant, il vit dans un monde qu’il reconnaît à peine : un monde où on regarde des films sur des écrans surdimensionnés appelés IMAX et où tous les gens dans la rue ont soit un casque sur les oreilles, soit un écran miniature devant les yeux. On dirait qu’il y a des caméras de surveillance dans tous les magasins et le prix des produits les plus basiques — le pain, par exemple, soixante-quinze cents à l’époque où il s’est fait coffrer — sont tellement élevés qu’ils semblent irréels. Tout a changé : il se sent comme aveuglé par trop de lumière. Il est complètement à la ramasse et il sait que son cerveau conditionné par la prison remontera jamais la pente. Son corps non plus. Raide quand il se lève le matin et douloureux le soir quand il se couche ; il imagine que c’est un début d’arthrite. Suite à cette nuit de vomissements (et de diarrhée liquide et marronnasse), il avait tout simplement perdu l’appétit.
Pour la nourriture, du moins. Il pense aux femmes — comment ne pas y penser quand elles sont partout, les plus jeunes si court vêtues dans la chaleur naissante de l’été ? —, mais à son âge, il lui faudrait payer pour en avoir une de moins de trente ans, et s’il allait dans un de ces endroits où ce genre de transaction est possible, il enfreindrait les conditions de sa remise en liberté. S’il se faisait pincer, il serait renvoyé à Waynesville, les carnets de Rothstein toujours enterrés dans ce bout de friche, inconnus de tous sauf de l’auteur lui-même.
Il sait qu’ils sont encore là, et ça rend les choses encore pires. L’envie folle de les déterrer et de les avoir enfin en sa possession est une idée fixe et obsédante, comme un bout de chanson (I need a lover that won’t drive me cray-zee) qui vous rentre dans la tête et veut pas en sortir. Mais pour l’instant, il a presque tout fait dans les règles en attendant que son agent de probation se détende et lâche un peu de lest. C’était l’évangile selon saint Warren « Duck » Duckworth, prêché à Morris dès qu’il était devenu admissible à la conditionnelle.
« Va falloir que tu fasses super gaffe au début », lui avait dit Duck. C’était avant la première audience de Morris, et la première apparition vengeresse de Cora Ann Hooper. « Comme si tu marchais sur des œufs, tu vois. Pass’que l’enculé se pointera quand tu t’y attendras le moins. Crois-moi sur parole. Si t’as dans l’idée de faire un truc qui pourrait te classer dans les Comportements Suspects — ils ont cette catégorie —, attends après que ton AP soit passé te rendre une petite visite surprise. Après tu pourras être peinard. Tu piges ? »
Morris pigeait, ouais.
Et Duck s’était pas trompé.
3
Pas même cent heures après sa remise en liberté (enfin, semi-liberté), Morris était rentré au vieil immeuble d’appartements où il créchait pour trouver son AP assis sur le perron en train de fumer une cigarette. Le tas de ciment et de parpaings orné de graffitis, rebaptisé le Manoir aux Barges par ses habitants, était un vivier subventionné par l’État d’anciens toxicos, alcoolos et taulards comme lui. Morris avait vu son AP l’après-midi même et été renvoyé après quelques questions de routine et un À la s’maine prochaine. C’était pas la semaine prochaine, c’était même pas le lendemain, mais il était là.
Ellis McFarland était un imposant monsieur noir avec un énorme bide et un crâne chauve et luisant. Ce soir, il portait un jean grand comme un parachute et un T-shirt Harley-Davidson taille XXL. Il avait un vieux sac à dos usé posé à côté de lui.
« Yo, Morrie », dit-il, puis il tapota le ciment sur lequel reposait son gigantesque arrière-train. « Asseyez-vous.