— Bonjour, monsieur McFarland. »
Morris s’assit, le cœur cognant si fort que c’en était douloureux. Pitié, juste un Comportement Suspect, pensa-t-il, même s’il voyait pas ce qu’il avait bien pu faire de suspect. Pitié, me renvoyez pas au trou, pas si près du but.
« Vous étiez où, mon ami ? Vous finissez le boulot à quatre heures. Il est six heures passées.
— Je… je me suis arrêté prendre un sandwich. Au Happy Cup. Je pouvais pas croire que le Cup était toujours là, mais si, il y est toujours. »
Bafouillant. Incapable de s’arrêter même s’il savait que c’était exactement ce que faisaient les gens défoncés à quelque chose.
« Et ça vous a pris deux heures, de manger un sandwich ? Le salopard devait faire un mètre de long.
— Non, il était normal. Jambon-fromage. J’ai mangé sur un banc, à Government Square, et puis j’ai donné les croûtes aux pigeons. C’est ce qu’on faisait avec un copain, à l’époque. Et puis, j’ai… vous savez, j’ai pas vu le temps passer. »
C’était la vérité, mais ça semblait tellement bidon comme excuse !
« Vous preniez l’air, quoi, suggéra McFarland. Vous profitiez de votre liberté. C’est à peu près l’idée ?
— Oui.
— Eh ben, vous savez quoi ? Moi, je crois qu’on va devoir monter, et puis je crois que vous allez devoir pisser un coup. Juste pour être sûr que vous profitiez pas un peu trop de votre liberté. » Il tapota son sac à dos. « J’ai mon petit kit là-dedans. Si l’urine vire pas au bleu, je vous lâcherai la grappe et je vous laisserai continuer votre soirée pépère. Vous n’y voyez aucune objection, n’est-ce pas ?
— Aucune. »
Morris éprouvait un soulagement quasi étourdissant.
« Et puis je regarderai pendant que vous ferez votre petit pipi dans le petit gobelet en plastique. Aucune objection à ça non plus ?
— Non. » Morris avait passé trente-cinq ans de sa vie à pisser devant des gens. Il était habitué. « Non, monsieur McFarland, pas de problème. »
D’une pichenette, McFarland balança son mégot dans le caniveau, attrapa son sac et se leva.
« Bon, dans ce cas je crois qu’on va oublier le test. »
Morris était bouche bée.
McFarland sourit.
« C’est bon, Morrie. Pour l’instant, en tout cas. Alors, qu’est-ce qu’on dit ? »
Pendant un instant, Morris ne trouva rien à dire. Puis ça lui vint à l’esprit :
« Merci, monsieur McFarland. »
McFarland ébouriffa les cheveux de son protégé, un homme de vingt ans son aîné, et dit :
« Bon garçon. À la s’maine prochaine. »
Plus tard, dans sa chambre, Morris se repassa ce bon garçon indulgent et paternaliste en regardant le mobilier spartiate et bon marché ainsi que les quelques livres qu’il avait eu le droit de rapporter du purgatoire et en écoutant les bruits d’animalerie — cris, hoquets, coups — de ses corésidents. Il se demanda si McFarland avait idée à quel point Morris le détestait, et il se dit que oui.
Bon garçon. J’aurai bientôt soixante ans mais je suis le bon garçon d’Ellis McFarland.
Il resta allongé sur son lit un moment puis se leva et se mit à faire les cent pas, repensant au conseil que lui avait donné Duck : Si t’as dans l’idée de faire un truc qui pourrait te classer dans les Comportements Suspects — ils ont cette catégorie —, attends après que ton AP soit passé te rendre une petite visite surprise. Après tu pourras être peinard.
Morris parvint à une décision et enfila son blouson en jean. Il descendit au rez-de-chaussée dans l’ascenseur empestant l’urine, longea deux blocs jusqu’à l’arrêt de bus le plus proche et attendit qu’un bus affichant la destination NORTHFIELD se pointe. Son cœur battait à nouveau à grands coups et il ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer McFarland quelque part par là. McFarland pensant : Ha ha, maintenant que je l’ai endormi, je vais repasser un coup, voir ce que ce lascar mijote vraiment. Peu vraisemblable, évidemment ; McFarland était sûrement chez lui à l’heure qu’il était, attablé avec sa femme et ses trois gosses tous aussi obèses que lui. Mais quand même, Morris ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer.
Et s’il repasse pour me demander où j’étais ? Je lui dirai que j’étais retourné voir mon ancienne maison, c’est tout. Pas de tavernes et de bars à nichons dans ce coin-là, juste quelques supérettes, une centaine de logements datant d’après la guerre de Corée et des rues aux noms d’arbres. Rien qu’une vieille banlieue dans cette partie de Northfield. Et un bout de forêt abandonnée de la taille d’un pâté de maisons pris dans les mailles d’un interminable procès dickensien.
Il descendit à Garner Street, pas loin de la bibliothèque où il avait passé tant d’heures quand il était môme. Cette bibli avait été son refuge, parce que les grands qu’auraient eu envie de te casser la figure l’évitaient comme Superman évite la kryptonite. Il traversa neuf blocs jusqu’à Sycamore, puis alla réellement faire un tour du côté de son ancienne maison. Elle avait toujours l’air aussi délabrée, comme toutes les maisons du quartier, mais la pelouse avait été tondue et la peinture semblait plutôt récente. Il regarda le garage où il avait rangé la Biscayne trente-six ans auparavant, loin du regard indiscret de Mme Muller. Il se souvenait avoir doublé la malle d’occasion avec du plastique pour que les carnets ne prennent pas l’eau. Une très bonne idée vu le temps qu’ils y avaient passé.
La lumière était allumée au numéro 23 : ceux qui habitaient là — ils s’appelaient Saubers d’après les recherches internet qu’il avait faites à la bibliothèque de la prison — étaient à la maison. Il regarda la fenêtre du haut, celle de droite, donnant sur l’allée, et se demanda à qui appartenait son ancienne chambre à présent. Sûrement à un gamin, et en ces temps de dégénérescence, un gamin qui préférait sans doute jouer sur son téléphone plutôt que de lire un livre.
Morris continua son chemin, tourna au coin de Elm Street et la remonta jusqu’au Centre Aéré (fermé maintenant depuis deux ans en raison de coupes budgétaires, selon ses recherches internet également), guetta les alentours, constata que les trottoirs étaient déserts des deux côtés et se dépêcha de rejoindre le mur de côté du Centre. Une fois derrière le bâtiment, il s’élança dans un trottinement laborieux à travers les terrains de basket — défraîchis mais toujours utilisés, apparemment — et le terrain de base-ball envahi par les herbes folles.
La lune était levée, presque pleine et assez lumineuse pour que son ombre se projette à côté de lui. En face se dressait un enchevêtrement de buissons et d’arbrisseaux chétifs aux branches entremêlées luttant pour se faire une place. Où était le chemin ? Il pensait être au bon endroit mais il ne le voyait pas. Il se mit à courir dans un sens puis dans l’autre le long de ce qui jadis avait été le champ droit du terrain de base-ball, tel un chien sur la trace d’une odeur insaisissable. Son cœur tournait à nouveau à plein régime, sa bouche sèche avait un goût de cuivre. Se balader dans son ancien quartier était une chose, mais traîner ici, derrière le Centre Aéré abandonné, en était une autre. C’était clairement un Comportement Suspect.
Il était sur le point de renoncer quand il vit un paquet de chips s’échapper en voletant d’un buisson. Il écarta le buisson et, bingo, le chemin était là, même s’il n’était plus que l’ombre de lui-même. C’était logique aux yeux de Morris. Quelques gamins devaient encore l’emprunter mais la fréquentation avait dû chuter après la fermeture du Centre. Et c’était tant mieux. Même si, se rappela-t-il, le Centre était resté ouvert pendant la plupart des années qu’il avait passées à Waynesville. Ça faisait beaucoup de passage à proximité de sa malle enterrée.