« Ils ont dit qu’ils la rappelleraient quand les choses s’arrangeraient, mais ils m’ont dit la même chose et ça fait six mois que j’ai plus de boulot. J’ai encaissé l’argent de mon assurance. Mais tout est parti. Et tu sais ce qui nous reste sur notre compte ? Cinq cents dollars. Tu sais combien de temps on tient avec cinq cents dollars quand un paquet de pain de mie chez Kroger coûte un dollar ?
— Pas longtemps.
— Tu l’as dit, putain, pas longtemps. Faut que je dégote un truc ici. Il le faut.
— Tu vas trouver quelque chose. On va trouver quelque chose tous les deux. »
Todd donna un coup de menton en direction du grand costaud qui semblait à présent monter la garde devant le sac de couchage pour que personne ne piétine la femme et le bébé à l’intérieur.
« Tu crois qu’ils sont mariés ? »
Tom l’avait pas envisagé. Maintenant oui.
« Probablement.
— C’est qu’ils doivent tous les deux être au chomdu, alors. Sinon un des deux serait resté à la maison avec le petit.
— Peut-être qu’ils se disent que venir avec le bébé jouera en leur faveur », dit Tom.
Le visage de Todd s’illumina.
« Faire jouer la pitié ! Pas une mauvaise idée ! » Il tendit la bouteille de whisky. « Encore une goutte ? »
Tom en prit une petite en pensant : Si je la bois pas, Todd le fera.
Tom fut tiré d’un petit somme induit par le whisky au cri exubérant de : « De la vie sur Mars ! » La plaisanterie fut accueillie par des rires et des applaudissements. Il regarda autour de lui et vit le jour poindre. Encore timide et enveloppé de brouillard, mais le jour quand même. Derrière la rangée de portes de l’auditorium, un type en uniforme gris — un type qu’avait un boulot, le veinard — poussait un seau à serpillière à travers le hall d’entrée.
« Kess’y s’passe ? demanda Todd.
— Rien, répondit Tom. Juste un homme de ménage. »
Todd scruta en direction de Marlborough Street.
« Seigneur, et ça continue d’arriver.
— Ouais », dit Tom. Pensant : Et si j’avais écouté Linda, on serait tout au bout d’une file qui s’étire pas encore jusqu’à Cleveland mais presque.
C’était une pensée réconfortante, c’est toujours réconfortant d’avoir raison, mais il regrettait de pas avoir refusé le whisky de Todd. Il avait un goût de litière pour chat dans la bouche. Pas qu’il en ait déjà mangé ni rien, mais…
Quelques zigzags devant eux — pas loin du sac de couchage — quelqu’un demanda :
« C’est pas une Mercedes ? On dirait une Mercedes. »
Tom aperçut une longue forme arrêtée à l’entrée de l’accès par Marlborough Street, feux antibrouillards jaunes aveuglants. Elle n’avançait pas ; elle restait juste plantée là.
« Qu’est-ce qu’il fout ? » demanda Todd.
Le conducteur de la voiture arrêtée juste derrière dut se poser la même question car il appuya sur son klaxon — un long coup énervé qui fit se retourner les gens en se secouant et en grognant. Un moment, la voiture aux feux antibrouillards jaunes resta où elle était. Puis elle fonça. Pas sur la gauche en direction du parking désormais plein à craquer, mais droit sur les gens parqués dans le labyrinthe de poteaux métalliques et de ruban de signalisation.
« Hey ! » cria quelqu’un.
La foule tangua vers l’arrière dans un mouvement de marée. Tom fut poussé contre Todd qui tomba sur les fesses. Tom lutta pour garder l’équilibre, y parvint presque, puis le type juste devant, criant — non hurlant —, lui flanqua son postérieur dans l’entrejambe et son coude dans la poitrine. Tom s’affala sur son copain, entendit la bouteille de Bell’s se briser quelque part entre eux et sentit l’odeur âcre du fond de whisky s’écoulant sur le bitume.
Génial, maintenant je vais empester comme un bar un samedi soir.
Tant bien que mal il se releva, à temps pour voir la voiture — c’était bien une Mercedes, oui, une grosse berline aussi grise que ce matin brumeux — charger la foule en décrivant un arc de cercle ivre, fauchant et projetant des corps sur son passage. Du sang dégouttait de la calandre. Une femme atterrit sur le capot et roula, mains en avant, pieds déchaussés. Elle heurta le pare-brise, tenta de se raccrocher à un essuie-glace, le rata et chuta de l’autre côté de la voiture. Les rubans jaunes NE PAS FRANCHIR cassaient les uns après les autres. Un poteau claquait, suspendu au flanc de la grosse berline sans la ralentir le moins du monde. Tom vit les pneus avant rouler sur le sac de couchage et sur le grand costaud qui s’était accroupi au-dessus, mains levées pour le protéger.
Maintenant, elle venait droit sur lui.
« Todd ! hurla-t-il. Todd, relève-toi ! »
Il tendit les mains vers Todd, réussit à saisir l’une des siennes et tira. Quelqu’un le percuta et il tomba de nouveau à genoux. Il entendait le moteur de la voiture folle tourner à plein régime. Maintenant tout proche. Il tenta de ramper et un pied le heurta à la tempe. Il vit des étoiles.
« Tom ? »
Todd était derrière lui à présent. Comment était-ce possible ?
« Tom, c’est quoi bordel ? »
Un corps atterrit sur lui, puis autre chose, un poids énorme qui l’écrasa, menaçant de le transformer en confiture. Ses hanches cédèrent. Un bruit d’os de dinde secs. Puis le poids se retira et la douleur, avec son poids bien à elle, le remplaça.
Tom tenta de redresser la tête et parvint à la soulever du bitume juste le temps de voir des feux arrière disparaître dans le brouillard. Il vit scintiller des éclats de verre de la bouteille de whisky brisée. Il vit Todd étendu sur le dos. Du sang coulait de sa tête et formait une flaque sur le bitume. Des traces de pneus écarlates s’enfonçaient dans le petit jour brumeux.
Il pensa : Linda avait raison. J’aurais dû rester à la maison.
Il pensa : Je vais mourir, et ça vaut peut-être mieux. Parce que, à la différence de Todd Paine, j’ai pas encore encaissé l’argent de mon assurance.
Il pensa : Même si j’aurais sûrement fini par le faire, avec le temps.
Puis, noir total.
Quand Tom Saubers se réveilla à l’hôpital, quarante-huit heures plus tard, Linda était assise à côté de lui. Elle lui tenait la main. Il lui demanda s’il allait vivre. Elle sourit, lui pressa la main et dit :
« Je veux, mon beau.
— Je suis paralysé ? Dis-moi la vérité.
— Non, mon chéri, mais tu as pas mal de fractures.
— Et Todd ? »
Elle détourna le regard en se mordillant les lèvres.
« Il est dans le coma mais les médecins pensent qu’il va en sortir. D’après ses ondes cérébrales ou quelque chose comme ça.
— Y avait une voiture. J’ai pas pu m’écarter de son passage.
— Je sais. T’es pas le seul. Une espèce de forcené. Il a réussi à prendre la fuite, du moins pour le moment. »
Tom se fichait pas mal du type au volant de la Mercedes. Pas paralysé, c’était bien, mais…
« C’est grave ? Me baratine pas, sois franche. »
Elle le regarda dans les yeux mais ne put soutenir son regard. Détournant à nouveau le sien vers les cartes de prompt rétablissement exposées sur sa table, elle dit :
« Tu… bon. Ça va prendre du temps avant que tu puisses remarcher.
— Combien de temps ? »
Elle lui souleva la main, qu’il avait salement écorchée, la porta à ses lèvres et y déposa un baiser.