« Ceux-là sont pleins, dit-il à Freddy. Emporte-les. Je vais mettre le reste dans l’attaché-case.
— Ça s’appelle comme ça ce genre de sac ?
— Je crois, ouais. » Il ne croyait pas, il savait. « Vas-y. J’ai presque fini. »
Freddy suspendit les sacs à ses épaules par leurs sangles, mais s’attarda un instant.
« T’es sûr pour ces trucs ? Parce que Rothstein a dit…
— C’était rien qu’un écureuil qu’essayait de protéger ses réserves. Il aurait dit n’importe quoi. Vas-y. »
Freddy y alla. Morris chargea la dernière fournée de Moleskine dans l’attaché-case et se recula pour sortir du placard. Curtis était debout à côté du bureau de Rothstein. Il avait enlevé sa cagoule ; ils l’avaient tous enlevée. Il était blanc comme un linge et le choc avait laissé des cercles noirs autour de ses yeux.
« T’étais pas obligé de le tuer. T’étais pas censé le tuer. Ça faisait pas partie du plan. Pourquoi t’as fait ça ? »
Parce qu’il m’a fait me sentir idiot. Parce qu’il a insulté ma mère et que ça, c’est mon boulot. Parce qu’il m’a appelé gamin. Parce qu’il méritait d’être puni pour avoir fait passer Jimmy dans l’autre camp. Surtout parce que personne a le droit, avec un talent pareil, de le cacher au reste du monde. Sauf que Curtis comprendrait pas ça.
« Parce que ça augmentera la valeur des carnets quand on les vendra. » C’est-à-dire pas avant qu’il les ait lus d’un bout à l’autre, mais Curtis comprendrait pas non plus le besoin de faire ça, et il avait pas besoin de savoir. Pas plus que Freddy. Il prit un ton patient et raisonnable : « On est maintenant en possession de toute la production de John Rothstein qui a jamais existé. Ça rend les trucs inédits encore plus précieux. Tu comprends ça, non ? »
Curtis se gratta une joue pâle.
« Ben… ouais… j’imagine.
— Et puis comme ça, il pourra jamais dire que c’est des faux quand ils sortiront. Ce qu’il aurait fait, juste pour se venger. J’ai pas mal lu sur lui, tu sais, à peu près tout ce qu’on peut lire, et c’était un rancunier, ce fils de pute.
— Ouais, mais bon… »
Morrie se retint de dire : C’est un sujet trop profond pour un esprit aussi superficiel que le tien, Curtis. À la place, il souleva l’attaché-case.
« Prends ça. Et garde tes gants jusqu’à ce qu’on soit en voiture.
— Quand même, t’aurais dû nous consulter, Morrie. On est tes partenaires. »
Curtis commença à partir, puis se retourna.
« J’ai une question.
— Quoi ?
— Tu sais s’ils ont la peine de mort dans le New Hampshire ? »
Ils prirent des routes secondaires pour traverser l’étroite cheminée du New Hampshire et passer dans le Vermont. Freddy conduisait la Chevrolet Biscayne, qui était vieille et quelconque. Morris était assis à côté de lui, une carte Rand McNally dépliée sur les genoux, allumant de temps en temps le plafonnier pour vérifier qu’ils n’avaient pas dévié de l’itinéraire prévu. Pas besoin de rappeler à Freddy de respecter les limitations de vitesse. Il n’en était pas à son premier rodéo.
Curtis était allongé sur la banquette arrière et ils l’entendirent bientôt ronfler. Morrie le trouva bien chanceux : c’était comme s’il avait vomi l’horreur. Lui par contre, il lui faudrait sûrement du temps avant de retrouver une bonne nuit de sommeil. Il arrêtait pas de revoir la cervelle dégouliner sur le papier peint. C’était pas le meurtre qui l’obsédait, c’était le talent gâché. Une vie entière à l’affûter et le modeler et tout ça détruit en une fraction de seconde. Toutes ces histoires, toutes ces images, et ce qui était sorti ressemblait à du porridge. Alors, à quoi bon ?
« Donc tu crois vraiment qu’on va pouvoir les vendre, tous ces petits bouquins qu’il a écrits ? » demanda Freddy. Voilà qu’il remettait ça. « Pour une bonne somme, je veux dire ?
— Oui.
— Sans se faire choper ?
— Oui, Freddy, j’en suis sûr. »
Freddy se tut si longtemps que Morris crut le sujet clos. Puis il le rouvrit. En deux mots. Froids et secs.
« J’en doute. »
Plus tard, à nouveau sous les verrous — mais pas au Centre de Détention pour Mineurs, cette fois —, Morris se dirait : C’est à ce moment-là que j’ai décidé de les tuer.
Mais parfois, la nuit, quand il n’arrivait pas à dormir, le trou du cul poisseux et brûlant d’une sodomie au savon parmi tant d’autres dans les douches de la prison, il reconnaîtrait que c’était pas la vérité. Il avait su depuis le début. C’étaient des cons, et des criminels de longue date. Tôt ou tard (probablement plus tôt que tard), l’un d’eux se ferait choper pour autre chose et la tentation serait forte d’échanger ce qu’il savait de cette nuit-là contre une peine moins lourde, voire pas de peine du tout.
Je savais qu’ils devaient disparaître, point, se dirait-il par ces nuits carcérales où le ventre plein de l’Amérique reposait sous son traditionnel édredon de nuit. C’était inévitable.
Dans le nord de l’État de New York, les prémices de l’aube commençant à souligner les contours sombres de l’horizon derrière eux, ils prirent à l’ouest par la Route 92, une nationale plus ou moins parallèle à l’I-90 jusque dans l’Illinois où elle déviait vers le sud et se perdait dans la ville industrielle de Rockford. À cette heure-là, la route était encore quasi déserte, même s’ils entendaient (et apercevaient parfois) l’intense trafic de poids lourds sur l’autoroute à leur gauche.
Ils dépassèrent un panneau indiquant AIRE DE REPOS 3 KM et Morris pensa à Macbeth. Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait. Pas la citation exacte, peut-être, mais on n’allait pas chipoter.
« Arrête-toi là, dit-il à Freddy. Faut que j’aille vidanger.
— Y doivent avoir des distributeurs aussi », intervint le vomito à l’arrière. Curtis était en train de se redresser, les cheveux en pétard. « Je me ferais bien des crackers au beurre de cacahuètes, moi. »
Morris savait qu’il devrait renoncer s’il y avait d’autres voitures sur l’aire de repos. L’I-90 avait absorbé la plupart de la circulation inter-États qui transitait auparavant par cette route, mais une fois que le jour serait levé, la circulation locale reprendrait à tout va, lâchant ses gaz nauséabonds de Ploucville en Ploucville.
Pour le moment, l’aire de repos était déserte, en partie à cause du panneau indiquant STATIONNEMENT DE NUIT INTERDIT AUX CAMPING-CARS. Ils se garèrent et descendirent de voiture. Des oiseaux gazouillaient dans les arbres, commentant la nuit passée et le programme de la journée. Quelques feuilles d’automne — sur cette partie du globe, elles commençaient tout juste à changer de couleur — tombaient en tourbillonnant et s’éparpillaient au sol.
Curtis partit inspecter les distributeurs pendant que Morris et Freddy marchaient côte à côte vers les toilettes pour hommes. Morris ne se sentait pas spécialement nerveux. Peut-être que c’était vrai ce qu’on disait, après le premier, ça devient plus facile.
Il tint la porte à Freddy d’une main et sortit le revolver de la poche de sa veste de l’autre. Freddy lui dit merci sans se retourner. Morris laissa la porte se rabattre derrière lui avant d’élever le flingue. Il plaça le canon à moins de deux centimètres de l’arrière du crâne de Freddy Dow et pressa la détente. Dans la pièce carrelée, la détonation rendit un son fort et sec, mais de loin, n’importe qui aurait cru que c’était une moto pétaradant sur l’I-90. Non, c’était Curtis qui l’inquiétait.