« Salut, Peter, dit Lèvres Rouges. T’es en route ? »
Peter est incapable de dire quoi que ce soit. Sa langue est collée à son palais. Le bus s’arrête à l’angle de Elm et de Breckenridge Terrace, mais Pete reste figé sur place.
« Te fatigue pas à répondre, et te fatigue pas à rentrer chez toi, parce que personne sera là pour toi.
— Il ment ! hurle Tina. Maman est… »
Puis elle hurle de douleur.
« Lui faites pas de mal », dit Pete. Les quelques autres passagers ne lèvent pas les yeux de leurs journaux ni de leurs portables parce qu’il a à peine proféré un murmure. « Faites pas de mal à ma sœur.
— Je lui ferai pas de mal si elle la ferme. Il faut qu’elle se taise. Toi aussi, tu dois te taire et m’écouter. Mais d’abord, tu dois répondre à deux questions. As-tu appelé la police ?
— Non.
— As-tu appelé quelqu’un ?
— Non. »
Pete ment sans hésiter.
« Bien. Excellent. C’est maintenant que tu dois écouter. T’écoutes ? »
Une grosse dame chargée d’un sac de commissions grimpe dans le bus en soufflant. Pete descend dès qu’elle a libéré le passage. Il marche comme dans un rêve, le téléphone collé à l’oreille.
« J’emmène ta sœur avec moi dans un endroit sûr. Un endroit où on pourra se rencontrer, quand tu auras les carnets. »
Pete s’apprête à lui dire que non, c’est pas la peine qu’il fasse ça, qu’il va lui dire tout de suite où sont les carnets, quand il se rend compte de la grossière erreur que ce serait. Une fois que Lèvres Rouges saura que les carnets sont au sous-sol du Centre Aéré, il n’aura plus aucune raison de garder Tina en vie.
« T’es là, Peter ?
— Ou-oui.
— T’as intérêt. Crois-moi, tu as intérêt. Récupère les carnets. Quand tu les auras — et pas avant — appelle-moi sur le portable de ta sœur. Si t’appelles pour n’importe quoi d’autre, c’est elle qui prend.
— Ma mère va bien ?
— Elle va bien. Mise hors d’état de nuire, c’est tout. T’en fais pas pour elle et te fatigue pas à passer par la maison. Va juste chercher les carnets et appelle-moi. »
Là-dessus, Lèvres Rouges disparaît. Pete n’a pas le temps de lui dire qu’il doit passer à la maison. Prendre le petit chariot de Tina. Pour retransporter les cartons. Il faut aussi qu’il récupère la clé du Centre Aéré. Il l’a raccrochée au tableau dans le bureau de son père et il en a besoin pour y retourner.
43
Morris glisse le petit portable rose de Tina dans sa poche et arrache le cordon d’alimentation de son ordinateur de bureau.
« Tourne-toi. Mains derrière le dos.
— Vous l’avez tuée ? » Des larmes roulent sur les joues de Tina. « C’est ça, le bruit que j’ai entendu ? Vous avez tiré sur ma mè… »
Morris la gifle, fort. Du sang gicle du nez de Tina et du coin de sa bouche. Ses yeux se dilatent sous le choc.
« Ferme ton clapet et tourne-toi, je t’ai dit. Mains derrière le dos. »
Tina s’exécute en sanglotant. Morris lui attache les poignets derrière le dos en serrant vicieusement les nœuds.
« Aïe ! Aaaïe, monsieur ! C’est trop serré !
— Débrouille-toi avec ça. »
Il se demande combien de balles il reste dans le revolver de son vieux pote. Deux suffiraient : une pour le voleur et une pour la sœur du voleur.
« Avance. Redescends l’escalier. Sors par la porte de la cuisine. On y va. Hop hop hop. »
Elle se retourne pour le regarder, les yeux dilatés, injectés de sang et noyés de larmes.
« Vous allez me violer ?
— Non », dit Morris.
Puis il ajoute quelque chose qui est d’autant plus terrifiant qu’elle ne le comprend pas :
« Je referai pas cette erreur deux fois. »
44
Linda revient à elle, les yeux fixés au plafond. Elle sait où elle se trouve : dans le bureau de Tom, mais elle sait pas ce qui lui est arrivé. Le côté droit de sa tête est en feu et quand elle porte une main à son visage, elle la ramène couverte de sang. La dernière chose qu’elle se rappelle, c’est Peggy Moran lui disant que Tina est tombée malade à l’école.
Va la chercher et ramène-la à la maison, lui a dit Peggy. Je te remplace.
Non, elle se rappelle autre chose. Quelque chose concernant l’argent-mystère.
J’allais en parler à Pete, pense-t-elle. Lui tirer quelques réponses. Je jouais au solitaire sur l’ordinateur de Tom, juste pour tuer le temps en attendant qu’il rentre du lycée, et puis…
Et puis, trou noir.
Et maintenant, cette terrible douleur à la tête, comme une porte qui arrête pas de battre. C’est encore pire que les migraines auxquelles elle est parfois sujette. Pire que les douleurs d’accouchement. Elle essaie de soulever la tête, y parvient, mais le monde se met à apparaître et à disparaître au rythme de son pouls, d’abord se contractant, puis se dilatant, chaque oscillation accompagnée d’une si épouvantable agonie…
Elle baisse les yeux et voit que le devant de sa robe grise a viré au pourpre boueux. Elle se dit : Oh, mon Dieu, ça fait beaucoup de sang. Est-ce que j’ai eu une attaque ? Une sorte d’hémorragie cérébrale ?
Non, sûrement pas, les hémorragies cérébrales sont seulement des saignements internes, mais quoi qu’il en soit, elle a besoin d’aide. Elle a besoin d’une ambulance mais elle n’arrive pas à diriger sa main vers le téléphone. Elle se soulève, tremble et retombe à terre.
Elle entend un jappement de douleur non loin d’elle puis des pleurs qu’elle reconnaîtrait entre tous, même à l’heure de sa mort (qui, soupçonne-t-elle, est peut-être arrivée). C’est Tina.
Elle parvient à se soulever sur une main sanglante, suffisamment pour regarder par la fenêtre. Elle voit un homme pousser Tina devant lui pour descendre les marches de derrière et traverser le jardin. Tina a les mains liées dans le dos.
Linda oublie sa douleur, oublie qu’elle a besoin d’une ambulance. Un homme s’est introduit chez elle et maintenant il est en train d’enlever sa fille. Il faut qu’elle l’arrête. Il faut qu’elle appelle la police. Elle tente de se hisser dans la chaise de bureau pivotante mais ses doigts glissent et n’arrivent pas à s’accrocher au siège. Alors elle se propulse en position assise et, sur le moment, la douleur est si intense que le monde vire au blanc tandis qu’elle se cramponne à sa conscience et aux accoudoirs de la chaise. Quand sa vision s’éclaircit, elle voit l’homme ouvrir le portail et pousser Tina de l’autre côté. L’aiguillonner, comme un animal qu’on mène à l’abattoir.
Ramenez-la ! hurle Linda. Ne faites pas de mal à mon bébé !
Mais elle hurle seulement dans sa tête. Quand elle tente de se mettre debout, la chaise tourne et elle lâche les accoudoirs. Le monde s’obscurcit. Elle entend l’horrible son d’un haut-le-cœur avant de perdre connaissance et elle a juste le temps de penser : C’était moi, ça ?
45
C’est pas tout rose après le rond-point. Au lieu d’une rue dégagée, ils tombent sur des voitures à l’arrêt et deux panneaux de signalisation orange. L’un annonce ATTENTION SIGNALEUR. L’autre ATTENTION TRAVAUX. Leur file attend pendant que le signaleur donne la priorité aux véhicules se dirigeant vers le centre. Après trois minutes d’attente, qui toutes semblent durer une heure, Hodges dit à Jerome de prendre par les rues adjacentes.