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Les deux femmes et l'enfant passaient toujours un long moment sur le chantier puis poussaient un peu plus loin, pour voir travailler les bûcherons. En effet, maintenant que s'éloignait la menace anglaise, il fallait reconquérir sur la forêt les terres qu'au temps de la grande détresse on avait laissées retourner à la sauvagerie. Le taillis, qui tant de fois avait servi de refuge, les avait faites siennes. Il fallait les lui reprendre pour en tirer de nouveau le blé ou le fourrage. Mais les yeux de Catherine s'évadaient toujours au-delà de la ligne sombre des arbres, vers les lointains profonds et bleus qui avaient vu passer Arnaud. Puis, la petite main de Michel bien serrée dans la sienne, elle retournait, à petits pas, vers la maison.

Et, une nuit, le vent souffla en tempête et les arbres furent dépouillés, une autre nuit et la neige couvrit le pays. Les nuages étaient si bas qu'ils semblaient rejoindre la terre et les brouillards glacés du matin étaient longs à se dissoudre. C'était l'hiver et Montsalvy entra dans le sommeil. Le travail cessa sur le chantier du château, chacun s'enferma au chaud de sa maison. Catherine et Sara firent comme les autres. La vie, rythmée par la cloche du monastère, devint d'une désespérante monotonie où, malgré tout, s'endormait la douleur de Catherine. Les jours succédaient aux jours, tous semblables. Ils se passaient à filer au coin de l'âtre en regardant jouer Michel sur une couverture. Le paysage était devenu immuablement blanc et Catherine en venait à douter qu'il pût un jour revêtir un autre aspect. Le printemps reviendrait-il jamais ?

Chaque jour, pourtant, la jeune femme s'obligeait à sortir. Elle chaussait des socques, s'enveloppait d'une grande mante à capuchon et quittait le monastère pour une promenade, toujours la même...

Elle s'en allait jusqu'au-delà de la porte du Sud. Mais ce n'était pas pour contempler le chantier de sa future demeure sous la neige. Elle allait s'asseoir un moment sur une antique borne, et elle demeurait là, un long moment, insensible aux tourbillons du vent et bourrasques neigeuses, regardant le chemin qui venait du Lot, guettant avec l'espoir tenace de voir surgir enfin une silhouette connue. Il y avait si longtemps que Gauthier était parti maintenant...

Cela fit trois mois quand vint la Noël. Et personne n'était encore venu apporter le moindre message. C'était comme s'il s'était dissous tout à coup dans cette immensité... Lorsque le jour commençait à baisser les jours ! d'hiver sont si courts - Catherine retournait lentement chez elle, l'âme un peu plus lourde d'angoisse, un peu plus pauvre d'espoir.

Noël passa sans lui apporter d'apaisement. Son esprit, sans cesse, vagabondait à la suite des absents. Arnaud d'abord. Sans doute avait-il atteint Compostelle de Galice ? Mais avait-il obtenu du ciel la guérison demandée ? Et Gauthier ? Avait-il pu rejoindre le fugitif ?

Etaient-ils ensemble, à cette minute où son esprit les réunissait ?

Autant de questions, qui, à force de demeurer sans réponse, devenaient torturantes.

— Quand le printemps reviendra, se promettait Catherine, si aucune nouvelle ne m'est parvenue, je partirai, moi aussi. J'irai à leur recherche.

— S'ils reviennent, ce sera au printemps, pas avant, répondit Sara, un jour où la jeune femme, par mégarde, avait pensé tout haut.

Qui songerait à passer les montagnes quand la neige en a effacé les chemins ? L'hiver dresse d'infranchissables barrières que même la volonté la mieux trempée, même l'amour le plus obstiné ne sauraient franchir ! Il te faut attendre.

— Attendre ! Attendre !... Toujours attendre ! Je n'en peux plus de cette attente qui n'en finit pas, avait alors crié Catherine. Suis-je donc destinée à voir ma vie s'écouler dans une attente sans fin ?

Ce genre d'interrogation, Sara préférait ne pas y répondre. Il valait mieux laisser tomber la conversation, ou bien parler d'autre chose car tenter de raisonner Catherine servait tout juste à lui faire creuser plus profondément son chagrin. La bohémienne ne croyait pas à la guérison possible d'Arnaud. La lèpre, nul ne se souvenait d'avoir entendu dire qu'elle avait, un jour, lâché l'un de ceux qu'elle tenait. Il était même étonnant que saint Méen de Jaleyrac, le saint spécialiste du terrible mal, conservât encore des clients. Évidemment, le renom de saint Jacques de Compostelle était grand, mais le christianisme de Sara était trop fortement teinté de paganisme pour qu'elle eût grande confiance. En revanche, elle était persuadée qu'à moins d'un accident fatal on aurait tôt ou tard des nouvelles de Gauthier. Cela ne l'empêchait pas de soupirer quand elle voyait Catherine, petite silhouette noire et frêle, s'en aller dans la neige pour voir s'il n'arrivait pas par le chemin de la vallée.

Un soir de février, alors que la jeune femme avait gagné son observatoire, après une pénible période de claustration forcée due au gel, il lui sembla soudain distinguer un point sombre sur le chemin blanc, un point qui grandissait entre les hautes formes noires des sapins. Aussitôt elle fut debout, cœur battant et souffle haletant...

C'était bien un homme qui montait de la vallée... Elle pouvait voir voltiger dans le vent un pan du grand manteau qui l'enveloppait. Il allait à pied, péniblement, courbant le dos contre la bise...

Instinctivement, elle fit quelques pas à sa rencontre, mais, parvenue à la lisière des arbres, elle s'arrêta déçue. Ce n'était pas Gauthier, encore moins Arnaud. L'homme, qu'elle distinguait facilement maintenant, était de petite taille, mince apparemment et très brun. Un instant elle crut que c'était Fortunat, mais cet espoir-là s'évanouit à son tour. Le voyageur lui était totalement inconnu.

Il portait un chapeau vert dont le bord, baissé devant, se relevait derrière sur une plume qui n'avait plus guère que son arête et quelques poils, mais le visage brun qui s'abritait dessous avait des yeux vifs et gais et la grande bouche sinueuse sourit en découvrant cette silhouette féminine au bord du chemin. Catherine put voir que son dos, sous le manteau, était déformé par la forme oblongue d'un objet qu'il devait porter à l'épaule.

— Un colporteur, songea Catherine, ou un ménestrel...

Elle opta pour le ménestrel quand il fut tout près d'elle. Sous le manteau noir, le costume était vert et rouge, vif et gai, quoique fatigué. L'homme ôta son chapeau fané pour la saluer.

— Femme, dit-il avec un fort accent étranger, quel est ce bourg, s'il vous plaît ?

— C'est Montsalvy. Est-ce là que vous allez, sire ménestrel ?

— C'est là que je vais pour ce soir. Ma, per la Madona, si toutes les paysannes sont aussi belles que vous, c'est le Paradiso, ce Montsalvy.

— Hélas non, ce n'est pas le Paradis, fit Catherine amusée par l'accent du garçon. Et si vous espérez l'accueil d'un château, sire ménestrel, vous serez déçu. Le château de Montsalvy n'existe plus.

Vous ne trouverez qu'une antique abbaye où l'on chante fort peu de chansons d'amour.

— Je sais, fit le ménestrel. Mais s'il n'y a plus le château, il y a toujours la châtelaine. Connaissez-vous la dame de Montsalvy ? C'est la plus belle dame de l'univers, à ce que l'on m'a dit... mais je crois qu'elle doit avoir du mal à vous surpasser.

— Vous allez être déçu tout de même, reprit Catherine. Je suis la dame de Montsalvy.

Le sourire s'effaça du joyeux visage du voyageur. De nouveau il ôta son feutre verdi, mit genou dans la neige.