— Nous avons envie d'aventures, à ce qu'il paraît ? Eh bien, ma belle, il faudra te faire une raison.
En quittant l'écurie, Catherine fut tentée de s'attarder dans la cour parce que la nuit était exceptionnellement belle, mais Donatienne vint lui dire qu'elle lui avait dressé un lit dans une chambre voisine de celle d'Isabelle.
— Je voulais réinstaller près d'elle, protesta Catherine. Vous avez suffisamment veillé, Donatienne. Il faut dormir.
— Bah ! je dors aussi bien sur un banc, dit la vieille paysanne avec un bon sourire. Et puis, je crois que cette nuit elle dormira bien. Le frère apothicaire m'a donné pour elle une décoction de pavots... Vous devriez bien en prendre un peu, vous aussi. Vous semblez si nerveuse.
— Je crois que je dormirai parfaitement sans cela.
Elle alla embrasser Michel qui gazouillait une prière sous l'œil impassible de Gauthier. La camaraderie qui unissait l'enfant au gigantesque Normand l'avait à la fois amusée et surprise. Tous deux s'entendaient à merveille et si Gauthier usait envers le petit seigneur d'une certaine déférence, il ne lui passait pas pour autant touâtes ses fantaisies. Quant à Michel, il adorait Gauthier dont il admirait visiblement la force.
Il avait accueilli sa mère comme si elle l'avait quitté la veille seulement. Il avait couru, sur ses petites jambes, encore hésitantes, jusque dans ses bras, du plus loin qu'il l'avait vue et, nouant ses petites mains, à son cou, il avait niché sa tête blonde contre celle de Catherine et puis il avait eu un grand soupir de bonheur.
— Maman, avait-il dit seulement.
Et Catherine en avait pleuré.
Ce soir-là, elle l'installa elle-même dans son lit puis, l'ayant embrassé, le laissa écouter l'histoire que commençait Gauthier.
Chaque soir, le Normand racontait une histoire à son petit ami, ou un fragment d'histoire si le récit était trop long, et c'étaient toujours ces étranges légendes du Nord, pleines de génies, de dieux fantastiques et de vierges guerrières. Le petit écoutait, bouche bée, et finissait par s'endormir peu à peu.
Catherine se retira sur la pointe des pieds tandis que Gauthier commençait :
« Alors, le fils d'Eric le Rouge monta dans son bateau avec ses compagnons et s'en alla avec eux sur la grande mer... »
La voix de Gauthier avait quelque chose d'endormant. L'enfant était trop jeune pour comprendre ces récits d'un autre âge, mais il ouvrait tout de même de grands yeux émerveillés, attiré par la mélopée des mots inconnus et le charme de ce timbre grave. Dans son petit lit étroit, Catherine s'y laissa aller elle aussi, sensible à l'apaisement que la voix lui apportait. Sa dernière pensée fut pour Sara. Ils avaient voyagé si vite, elle et les Bretons, qu'ils avaient pu la dépasser sans le savoir.
Mais, sans doute, ne tarderait-elle plus maintenant. L'idée qu'il pût lui arriver quelque chose ne l'effleura même pas. Sara était indestructible, elle savait les secrets de la Nature et la Nature était son amie. Bientôt elle serait là... oui, bientôt...
Le fils d'Éric le Rouge voguait depuis peu de temps sur les vagues vertes de la mer qui n'a pas de fin, que Catherine dormait profondément.
Elle eut une étrange vision, vers le milieu de la nuit. Dormait-elle toujours ou bien était-elle éveillée à demi ? Était-ce un rêve ?
Toujours est-il qu'il lui sembla ouvrir les yeux sur le décor encore étranger de sa chambre. Le silence était complet, mais la veilleuse qui brûlait chez Isabelle éclairait encore. De son lit, Catherine pouvait voir Donatienne endormie, le nez dans son giron et la coiffe de travers sur son banc garni de coussins... Soudain, une forme sombre se glissa auprès du lit de la malade... celle d'un homme vêtu de noir qui portait un masque... La terreur s'enfla dans la gorge de Catherine. Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle voulut bouger, mais ses membres, son corps étaient devenus si lourds qu'elle avait l'impression d'être liée sur son lit. Dans un cauchemar elle vit l'homme se pencher, se pencher encore sur le lit d'Isabelle, faire un geste puis se redresser. Persuadée que l'inconnu était en train d'assassiner la malade, Catherine ouvrit la bouche, mais de nouveau aucun son ne vint...
L'homme maintenant reculait, se retournait, son masque à la main, et la peur de Catherine se changea en une joie immense qui la submergea. Elle reconnaissait si bien le profil fier, les yeux sombres, la bouche ferme de son époux. Arnaud ! C'était Arnaud ! Une merveilleuse vague de bonheur, comme seuls les rêves en procurent, envahit Catherine. Il était là, il était revenu... Dieu, sans doute, avait fait un miracle car le beau visage dont elle avait gardé un souvenir si net était intact. Aucune trace de l'affreuse maladie ne s'y voyait. Mais pourquoi donc était-il si pâle, si mortellement triste ?
Soulevée par l'amour qu'elle avait cru un moment assoupi et qui revenait, plus impérieux que jamais, elle voulut l'appeler à elle, tendre les bras... et se retrouva aussi impuissante. La brume qui l'enveloppait l'étouffait presque...
Là-bas, elle vit Arnaud disparaître inexorablement dans ce brouillard, en direction de la chambre de Michel. Et puis, il n'y eut plus rien, qu'une abominable sensation d'abandon, de solitude irrémédiable.
« Il a disparu, songeait Catherine désespérée ; cette fois, je ne le reverrai plus... plus jamais ! »
Elle s'éveilla à l'aube. Au-dehors, la corne de Tristan appelait les Bretons en selle. L'heure du départ était proche et Catherine se leva pour y assister. Non sans peine. Elle se sentait affreusement lasse, la tête lourde et les jambes molles. Mais, à travers l'étroite fenêtre de sa cellule, un beau rayon de soleil, encore un peu timide à cette heure matinale, arrivait jusqu'à elle et, dans l'autre pièce, elle entendit gazouiller Michel dans son petit lit... Elle se passa un peu d'eau sur le visage, se hâtant d'enfiler ses vêtements et luttant de son mieux contre une impression de plus en plus pénible.
Elle ne parvenait pas à effacer le rêve de cette nuit. Plus elle y pensait, plus il lui donnait envie de pleurer car elle se souvenait avoir entendu raconter des histoires terrifiantes de gens qui, à l'heure de leur mort, étaient apparus à ceux qu'ils aimaient, comme pour les avertir.
Ce rêve tellement réaliste de la nuit passée n'était-il pas l'une de ces prémonitions tragiques ? Et Arnaud n'était-il pas... Non, elle ne pouvait pas même imaginer le mot. Pourtant... cette absence prolongée de Fortunat ? S'il avait appris, là-bas, quelque affreuse nouvelle ? Le mal, peut-être, avait fait des progrès trop rapides.
— C'est à devenir folle, pensa Catherine tout haut. Il faut que je sache, que Gauthier y aille sur l'heure... ou plutôt non, j'irai avec lui...
Donatienne gardera bien ma belle-mère aujourd'hui encore et, pour les jambes rapides de Morgane, cinq lieues pour aller et autant pour revenir ne sont pas une affaire. Nous serons rentrés ce soir.
Elle courut embrasser son fils, constata, en passant, que dame Isabelle dormait encore et se précipita dans la cour. Les Bretons étaient déjà à cheval, mais, près de l'écurie grande ouverte, Tristan s'entretenait avec Gauthier. Ils se séparèrent en voyant arriver Catherine. Elle s'efforça de sourire à celui qui partait malgré la tristesse de son cœur et lui tendit la main.
— Bonne route, ami Tristan. Dites bien à Monseigneur le Connétable combien je lui suis reconnaissante de vous avoir envoyé à moi.
— Il désirera certainement savoir quand nous aurons le bonheur de vous revoir, dame Catherine.
— Pas avant longtemps, je le crains, à moins que vous ne veniez jusqu'ici. J'ai tant à faire en Auvergne ! II faut que tout redevienne comme par le passé.