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— Il faut savoir ce qui s'est passé, dit-elle d'une voix qui se raffermissait.

Gauthier lui tendit la main pour l'aider à se relever. Elle ne la lâcha pas, heureuse de sentir cette force, cette chaleur pour ce qui allait suivre. Aidée par lui, elle marcha jusqu'au portail détruit au-dessus duquel se voyaient encore les armes de l'abbaye Saint-Géraud d'Aurillac dont dépendait la léproserie. Mais son cœur manqua un battement en passant ce seuil qu'un jour Arnaud avait franchi... pour toujours.

Les larmes coulaient encore sur ses joues, lentes, intarissables, mais elle ne s'en souciait pas. Le désastre, à l'intérieur, était complet, total...

Il ne restait que des décombres noircis, tordus, qui rappelèrent à Catherine la ruine de Montsalvy. L'incendie avait tout ravagé, hormis quelques murailles particulièrement épaisses qui avaient résisté. Mais il n'y avait plus un seul toit, plus une seule porte, rien que des pierres écroulées sur lesquelles se pencha Gauthier.

— L'incendie est récent, dit-il. Les pierres sont encore chaudes.

— Mon Dieu, gémit Catherine d'une voix faible... Dire qu'il doit être là-dessous... mon époux bien-aimé... mon amour.

Elle se laissa tomber à genoux sur les décombres et tenta d'ôter les pierres auxquelles ses mains tremblantes, maladroites, s'écorchaient.

Gauthier la releva de force.

— Ne restez pas là, dame Catherine, venez avec moi.

Mais elle se débattit avec une violence inattendue.

— Laisse-moi... Je veux rester ! Il est là, te dis-je...

— Je n'en crois rien... et vous non plus. Mais, même s'il en était ainsi, à quoi vous servirait de vous blesser à ces pierres brûlantes.

— Moi, je te dis qu'il est mort, cria Catherine hors d'elle. Je te dis que j'ai vu son fantôme, cette nuit ! Il est apparu masqué, dans la chambre de ma belle-mère, il s'est penché sur son lit et il a disparu.

— Et il n'est pas entré dans votre chambre à vous ! Dame Isabelle était-elle éveillée ou dormait-elle ?

— Elle dormait. Elle n'a rien vu. J'ai cru d'abord à un rêve, mais, maintenant, je sais que je ne rêvais pas, que j'ai vu le spectre d'Arnaud.

Elle se remettait à sangloter. Gauthier l'empoigna aux épaules, la secoua d'importance et se mit à hurler.

— Et moi je vous dis que vous n'avez pas vu de fantôme ! Que vous n'avez pas rêvé non plus... Un fantôme serait venu à vous. Bien sûr, messire Arnaud ignorait votre retour, il n'a donc pas cherché à vous approcher.

— Que veux-tu dire ?

Calmée d'un seul coup, Catherine demeurait bouche bée, regardant Gauthier comme s'il devenait subitement fou.

— Je veux dire qu'un fantôme sait tout ce qui concerne les vivants.

Il se serait tourné vers vous. Et puis, pourquoi le masque ?

— Tu ne supposes pas que j'aurais vu Arnaud ?... Arnaud en personne ?

— Je n'en sais rien. Mais il se passe d'étranges choses. Admettez que Fortunat ait approché messire Arnaud, qu'il lui ait appris que sa mère était mourante ? Au seuil de la mort, la lèpre n'est plus à craindre... Il a peut-être voulu la revoir une dernière fois. Tandis qu'il n'est pas venu vers vous parce qu'il ignorait votre retour. Fortunat l'ignorait bien, lui.

— Où serait-il alors maintenant ? Et que s'est-il passé ici ?

Pourquoi ces ruines, ce silence, ce désert ?

— Je l'ignore, répliqua Gauthier songeur, mais je vais essayer de l'apprendre. Quant à savoir où il est, j'ai idée que Fortunat pourrait nous le dire... comme il pourrait peut-être nous dire aussi où sont passés Morgane et Roland.

Doucement, il l'entraînait maintenant hors des ruines. Catherine s'accrochait à lui comme un enfant peureux et le regardait avec des yeux émerveillés.

— Tu penses vraiment ce que tu dis ?

— Ai-je dit quelquefois des choses que je ne pensais pas ? Surtout à vous ?

Elle eut un sourire tremblant, encore si proche des larmes que le Normand sentit son cœur fondre de pitié. Il l'aimait assez pour oublier son propre amour et ne désirer rien d'autre que la voir heureuse. Hélas ! Le destin paraissait s'acharner sur elle et, pour une faiblesse dont elle s'était rendue coupable, que de larmes présentes et à venir !

— Ne me donne pas trop d'espoir, implora-t-elle. Vois-tu, je pourrais en mourir.

— Restez forte comme vous l'avez toujours été. Et tâchons de savoir... Partons d'ici. Nous trouverons bien quelqu'un qui saura ce qui s'est passé.

Ils reprirent leurs montures et quittèrent le val désert remontant vers les lieux habités, vers le ciel libre... Cette fois, Gauthier marchait en tête, cherchant une trace de vie dans ce lieu abandonné. Catherine suivait, tête basse, essayant de mettre de l'ordre dans ses idées, partagée également entre l'espoir et le chagrin. D'un seul coup, tout ce qui, jusque-là, avait eu de l'importance pour elle, avait cessé d'en avoir. Une seule chose comptait encore : savoir si Arnaud était mort ou vivant. Car il ne serait plus de repos possible pour elle tant qu'elle n'aurait pas acquis de certitude.

Comme on sortait du bois noir, Gauthier se haussa sur ses étriers, tendit le bras vers le sud.

— Tenez ! Je vois la fumée d'une chaumière sur un tertre... De là-haut, on doit apercevoir les toits de la maladrerie... enfin : on devrait !...

C'était une toute petite maison, modeste sous son toit de chaume délavé. Pour ne pas risquer de faire peur aux habitants, Gauthier et Catherine laissèrent leurs montures attachées à un arbre et grimpèrent à pied le raidillon qui menait jusqu'à la porte. Le bruit de leurs pas attira au seuil une vieille paysanne en coiffe jaune, qui tenait à la main une quenouille enveloppée d'osier. Elle devait être très âgée car elle était toute voûtée et, de sa main libre, s'appuyait sur un bâton de cornouiller, mais les yeux qu'elle leva sur les arrivants étaient demeurés jeunes et perçants : deux fleurs de pervenche dans un visage tanné, tout étoilé de rides.

— N'ayez pas peur, bonne mère, dit Gauthier en adoucissant sa voix autant qu'il le pouvait, nous ne vous voulons aucun mal.

Seulement un renseignement.

— Entrez, mes beaux seigneurs, la maison vous est ouverte.

— Nous ne voulons pas vous déranger, dit à son tour Catherine, et nous avons peu de temps.

Tout en parlant, elle se détournait, regardait le paysage étendu à ses pieds. En effet, au-delà de la ligne noire des arbres, on apercevait les ruines de la léproserie. Du geste, elle les désigna.

— Savez-vous ce qui s'est passé là-bas ?

La terreur se peignit sur le visage de la vieille qui se signa plusieurs fois et marmotta des paroles indistinctes, puis :

— C'est un lieu maudit... Il ne faut pas en parler, cela porte malheur.

— Cela dépend, reprit Catherine en tirant une pièce d'or qu'elle fit briller au soleil couchant avant de la glisser dans la main crochue de la vieille. Parlez, bonne mère, et vous en aurez une autre.

La vieille, l'œil incrédule, commença par mordre la pièce pour s'assurer de sa valeur.

— De l'or ! dit-elle. Du bel et bon or ! Voilà bien longtemps que je n'en ai vu. Que voulez-vous savoir, mon jeune damoiseau ?

— Quand la maladrerie a-t-elle brûlé ?

Malgré l'or, la vieille détourna la tête avec une visible répugnance à parler. Elle hésita, serra sa main ridée sur la pièce et, enfin, se décida :

— Dans la nuit de jeudi, les lépreux sont devenus fous. Il faut dire... le moine qui les gardait et veillait sur eux... un saint !... est mort la veille de la piqûre d'une vipère ; quel vacarme ils ont fait ! Tout le jour, on les a entendus pleurer, hurler... comme des démons ! .