Personne ne répondit. Le moine avait traduit clairement ce que chacun pensait, mais l'énervement gagnait Catherine.
— Que faire ? Notre seule chance est de fuir cette nuit, tant que l'investissement n'est pas encore complet. Mais si nous sommes vus, nous sommes pris.
Comme pour lui donner raison, un bruit de voix se fit entendre, assez proche pour que l'imminence du danger en parût accrue.
Gauthier passa une tête prudente par l'ouverture, la rentra presque aussitôt.
— Le premier poste n'est qu'à quelques toises. Une dizaine d'hommes... mais que cela ne nous avancerait pas de mettre hors de combat, fit-il avec une nuance de regret. Le mieux est d'attendre.
— Quoi ? fit Catherine nerveusement. Le lever du jour?
— Que la lune se cache. Grâce au ciel, le jour se lève tard en hiver.
Force fut de demeurer là, dans le froid et la neige. Les quatre compagnons, le cou tendu, l'œil fixé sur le globe livide de la lune, retenaient même leur respiration. C'était comme un fait exprès : d'épais nuages couraient d'un bout à l'autre de l'horizon, mais aucun ne parvenait à engloutir l'astre dénonciateur. Les pieds et les mains de Catherine étaient glacés. La vie confinée qu'elle avait menée tous ces derniers mois l'avait rendue plus vulnérable et elle souffrait plus que les autres de demeurer ainsi immobile dans ce couloir glacial. De temps en temps, Sara, d'une poigne vigoureuse, lui frictionnait le dos, mais le bien-être qu'elle en ressentait n'était que passager d'autant plus que les nerfs s'en mêlaient.
— Je n'en peux plus, souffla-t-elle à Gauthier. Il faut faire quelque chose... Tant pis, tentons le tout pour le tout ! On n'entend plus rien, peut-être les sentinelles se sont-elles endormies ?
De nouveau, Gauthier regarda. Juste à cet instant, une violente rafale de vent souleva la neige, encore poudreuse, en épais tourbillons.
En même temps, la lune parut reculer au fond du ciel, absorbée par un épais nuage. La lumière se fit infiniment plus faible. Gauthier jeta à Catherine un regard rapide.
— Pourrez-vous courir ?
— Je crois que oui.
— Alors, courez... Maintenant !
Il sortit le premier, fit passer les trois autres et, tandis qu'ils dévalaient la pente unifiée par la neige, prit le temps de replacer le madrier. Catherine courait aussi vite qu'elle pouvait, mais ses membres glacés étaient douloureux et maladroits. La déclivité fuyait trop vite sous ses pieds et son cœur s'affolait. Entraînée par son élan, elle allait buter contre un arbuste quand Gauthier la rejoignit et, sans préavis, l'enleva de terre.
— Il faut courir plus vite, gronda-t-il, en forçant sa propre course sans souci du poids supplémentaire.
Mais, par-dessus son épaule, Catherine vit soudain les traces de leurs pas, trop visibles.
— Nos traces de pas... Ils les verront ! Il faudrait les effacer !
— Nous n'avons pas le temps. Holà, vous deux, marchez dans l'eau un moment puis ressortez là-bas, à ce bouquet d'arbres.
Lui-même se précipita dans le ruisseau peu profond. La mince couche de glace craqua sous son poids et l'eau glacée rejaillit jusqu'à la jeune femme transie. D'un œil, Gauthier, tout en courant, surveillait la lune.
Elle ne réapparaissait pas encore, mais n'allait pas tarder. Déjà, la lumière était plus vive. Ils reprirent pied là où il l'avait indiqué. Par chance, un bois de sapins était proche. Le Normand posa Catherine à terre et se mit à couper une branche.
— Allez jusqu'au bois, dit-il aux trois autres, moi je vais effacer nos traces.
Catherine, Sara et Frère Étienne se hâtèrent vers le bois noir tandis que Gauthier, laissant traîner sa branche, effaçait les pas à mesure.
Les fugitifs se jetèrent sous l'ombre épaisse des arbres au moment précis où la lune sortait des nuages. Épuisés par l'effort qu'ils venaient de fournir, ils se laissèrent tomber sur un tronc abattu pour reprendre souffle. Là-bas, Carlat leur apparaissait maintenant dans son ensemble
: le rocher en proue de navire couronné de l'énorme château, les enceintes fortifiées, les clochers et les tours et, au pied, le cercle menaçant des assaillants. : Catherine envoya une pensée reconnaissante à Hugh Kennedy. Grâce à lui, elle était hors du piège, elle allait pouvoir gagner Angers...
La voix de Gauthier coupa sa méditation.
— Ce n'est pas le moment de songer au repos ! Il y a du chemin à faire avant le jour. Et celui-ci n'est pas tellement loin.
Ils se remirent en route à travers bois. Pour la première fois depuis bien longtemps, Catherine replongeait dans la nature, dans le contact intime avec la terre, avec la forêt qu'elle avait tant aimée. Elle s'étonnait de retrouver, presque intacte, cette sensation d'intimité avec les grands arbres. Ce n'était pas la première fois qu'elle leur demandait asile et jamais ils ne l'avaient déçue. Le sous-bois, ouaté de neige, avait un aspect irréel. Le froid y était moins vif et les sapins qui laissaient traîner presque à ras de terre leurs longues jupes ourlées de blanc avaient un calme majestueux. Dans les clairières, les flaques de lune faisaient scintiller des milliers de minuscules cristaux et le silence était celui, simple et doux, de la campagne endormie. La méchanceté des hommes, la guerre faisaient trêve ici comme au seuil de quelque sanctuaire, ainsi que les souffrances du cœur. Et Catherine se surprit à songer à ces ermites que l'on rencontre parfois, vivant seuls au fond des grands bois. Tant de beauté pouvait adoucir n'importe quelle souffrance. Sa fatigue, le froid, tout cela avait fait trêve. Devant elle, la grande silhouette de Gauthier avançait d'un pas"
régulier, pesant, et elle s'appliquait à mettre ses pas dans les traces profondes qu'il laissait ; les autres faisaient de même. Le géant appartenait, lui aussi, à la forêt dont il était né comme n'importe lequel de ces arbres. Il y était chez lui et la confiance que Catherine avait toujours mise en lui s'en trouvait renforcée. Mais, soudain, il s'arrêta, tendant l'oreille et faisant signe aux autres de ne plus bouger. Dans le lointain, les appels stridents d'une trompette se faisaient entendre.
— Le réveil, déjà ? fit Catherine. Ya-t-il faire jour ?
— Pas encore. Et ce n'est pas le réveil. Attendez-moi un instant.
Le temps d'un clin d'œil Gauthier avait ceinturé le tronc d'un chêne et, grimpant avec l'agilité d'un singe, disparut bientôt de la vue de ses amis. La trompette sonnait toujours, étouffée, donnant l'exacte mesure du chemin déjà parcouru.
— Est-ce le camp, est-ce le château ? chuchota Frère Étienne.
— Le château n'aurait guère de raison de sonner de la trompe... à moins d'une attaque..., commença Catherine.
Elle n'alla pas plus loin ; dégringolant à toute vitesse, Gauthier tomba comme un boulet entre elle et le petit moine.
— C'est le camp. Il y a un attroupement vers la muraille nord du château. Ils ont dû voir des traces avec cette damnée lune. J'ai vu des hommes monter à cheval.
— Qu'allons-nous faire ? gémit Sara. Nous ne pouvons guère lutter de vitesse avec les chevaux et s'ils découvrent nos traces après le ruisseau... ?
— C'est possible, admit Gauthier. C'est même probable. Il faut nous séparer dès maintenant.
Catherine voulut protester, mais il lui imposa silence avec une si ferme autorité qu'elle ne songea pas à protester. N'était-il pas normal qu'il fût le chef, dans cette aventure ? Déjà, il continuait :
— De toute façon nous aurions dû le faire au lever du jour. Il vous faut gagner Aurillac, rappelez-vous, dame Catherine, tandis que je rejoindrai Mac Laren. Je vais donc partir, seul... Ils suivront ma trace.
— À moins qu'ils ne suivent la nôtre, remarqua Sara.
— Non. Car vous allez grimper tous les trois dans cet arbre et vous y tenir cachés... jusqu'à ce que vous ayez vu disparaître nos poursuivants. Soyez tranquilles, je saurai bien les emmener assez loin pour vous permettre de poursuivre votre chemin tranquillement.