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— L'eau de cette rivière est réputée charrier de l'or, commenta Frère Étienne. Ces hommes la passent sur des tamis recouverts d'une toile à grosse trame pour recueillir les minces parcelles. Voyez, d'ailleurs, comme on les surveille.

En effet, des gardes armés ne perdaient pas un geste des orpailleurs.

Debout sur la berge, à quelques pas des ouvriers qui barbotaient dans l'eau rapide, ils se tenaient là, immobiles, appuyés sur leurs piques, l'œil rivé sur les travailleurs. Ceux-ci étaient maigres et mal vêtus de haillons par les trous desquels apparaissaient les peaux bleuies de froid. Ils formaient avec les soldats, vigoureux et bien équipés, un contraste pénible qui frappa Catherine. L'un des hommes de la rivière, surtout, semblait ne se soutenir qu'avec peine. Il était vieux, courbé par l'âge, et ses mains, nouées de rhumatismes, s'agrippaient douloureusement au tamis. Il tremblait de froid et d'épuisement, ce qui semblait réjouir au plus haut point l'un des soudards. Comme le vieux tentait de remonter sur la berge, il lui allongea un coup, du bois de sa lance, qui le déséquilibra. L'un de ses compagnons, un jeune gars encore vigoureux, se jeta à sa poursuite, mais l'eau roulait vite et, à son tour, il perdit l'équilibre sous les éclats de rire de la troupe.

Une bouffée de colère gonfla le cœur de Catherine. Elle était incapable de supporter un tel spectacle sans rien dire. Sa main nerveuse rencontra, à sa ceinture, la dague d'Arnaud. Avant que Frère Étienne ait pu s'interposer, elle avait dégainé et bondissait, la lame haute, sur l'homme à la lance. Elle ne calculait pas l'infériorité de ses forces ni même le nombre des hommes d'armes. Simplement, elle avait obéi à son impulsion parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement... peut-être parce qu'elle n'en pouvait plus de voir toujours le faible malmené et opprimé. Sur le moment elle eut l'avantage de la surprise. La dague s'enfonça dans l'épaule du soldat qui hurla et qui, perdant l'équilibre, roula sur le sol. Catherine, agrippée à lui comme une chatte en colère, tomba par-dessus.

— Espèce de brute ! tu ne vivras pas assez pour tuer encore d'autres vieillards...

Comme le dard d'une guêpe, sa dague frappait et frappait encore, au hasard, l'homme qui braillait comme un cochon égorgé sans parvenir à se défendre efficacement. La fureur décuplait chez la jeune femme une irrésistible force nerveuse. Mais les autres hommes d'armes s'étaient ressaisis et tombaient maintenant sur elle comme un essaim de mouches.

— À l'Écossais ! hurla l'un d'eux. Tue, tue !

Ce fut ce cri qui sauva Catherine car, sur l'autre rive, un autre lui répondit :

— En avant, par Saint-André !

Les orpailleurs eurent tout juste le temps de se garer. Fonçant à travers l'eau écumante, une troupe de cavaliers fondit sur les gardes, l'épée haute. Catherine, qu'une douzaine de mains avaient déjà saisie, se trouva libre tout à coup et se releva. Ses mains étaient pleines de sang et, sous elle, l'homme qu'elle avait attaqué ne respirait plus. Inerte, les yeux grands ouverts en face du ciel bas, il demeura étendu sur la neige tachée de boue et, de sang. Catherine comprit qu'elle l'avait tué, mais chose étrange, n'en éprouva ni répulsion ni remords. L'indignation bouillonnait encore en elle. Froidement, elle alla tremper sa dague dans la Jordanne et la remit à sa ceinture, puis jeta un regard autour d'elle. Le combat se poursuivait, entre les gardes d'Aurillac et le secours inattendu qui lui était venu, mais il tirait à sa fin. Elle reconnut Gauthier dans la mêlée, combattant auprès d'un grand Ecossais blond. Autour d'eux une dizaine de soldats des Hautes Terres s'escrimaient vigoureusement : Mac Laren et ses hommes ! La joie dilata le cœur de la jeune femme.

— Dieu soit loué ! Il les a retrouvés !

Longeant le bord de la rivière où les orpailleurs, stupéfaits et terrifiés, regardaient, dans l'eau jusqu'à mi- cuisses, elle rejoignit Frère Etienne et Sara qui s'étaient garés de leur mieux près d'un mur en ruine. Sara bondit sur la jeune femme comme une tigresse qui retrouve son petit, l'embrassa à l'étouffer sans cesser de sangloter, puis, de toute sa force, lui appliqua une gifle retentissante.

— Espèce de folle ! Tu veux donc me faire mourir de chagrin.

Sous le coup, Catherine chancela et porta la main à sa joue. Elle était brûlante mais déjà Sara se jetait à ses pieds en demandant pardon, versant des torrents de larmes qui donnaient la juste mesure de sa peur passée. Catherine la releva et la tint serrée contre elle, caressant d'une main la tête de la pauvre femme. Mais son regard croisa fièrement celui de Frère Étienne.

— J'ai tué un homme, mon Père... et je ne le regrette pas !

— Qui donc le regretterait ? soupira le moine. Je dirai ma prochaine messe pour l'âme de ce mécréant, si toutefois une messe peut quelque chose pour un esprit si noir ! Quant à vous, je vous donne l'absolution.

La bataille tirait à sa fin. Les gardes de la rivière gisaient maintenant tous sur la neige, blessés ou morts, et Mac Laren rassemblait ses hommes. Gauthier sauta de cheval et vint vers Catherine, les yeux brillant de joie.

— Vous n'avez rien, dame Catherine ? Par Odin, j'ai cru que je rêvais quand j'ai aperçu un petit Écossais blond qui sautait à la gorge de cette grande brute noire. Mais vous êtes vivante, bien vivante !

Dans sa joie, il l'avait prise aux épaules et la secouait sans trop se soucier de ses forces, luttant contre l'envie terrible qui lui venait de l'écraser contre lui et de l'embrasser. Mais, soudain, entre ses mains, Catherine se fit molle. Une sensation de brûlure à l'épaule était la seule chose qu'elle sentit encore de tout son corps devenu étrangement inconsistant. Sa tête se mit à tourner tandis qu'un voile noir obscurcissait le jour. Les oreilles bourdonnantes, elle entendit encore une voix qui grondait.

— Espèce d'idiot, regarde le sang sous ta main gauche ! Tu vois bien qu'elle est blessée !

Catherine sentit qu'on la lâchait brusquement puis ne sentit plus rien du tout. Dans l'ardeur de la bataille, tout à l'heure, elle ne s'était même pas aperçue qu'une lame s'enfonçait dans son épaule ! Ce bienheureux

évanouissement

lui

épargna

une

angoisse

supplémentaire. Tandis que Gauthier l'enlevait dans ses bras et la déposait sur le cou de son cheval, Mac Laren se haussait sur ses étriers.

— Il vaut mieux ne pas s'attarder ici, dit-il. J'aperçois une troupe nombreuse qui sort de l'abbaye. Dans un moment nous aurons sur le dos tous les soldats de l'abbé. Filons !

— Mais elle a besoin de soins, s'écria Sara.

— On les lui donnera plus tard. Pour le moment, il faut gagner le large. Montez en croupe de deux de mes hommes, vous la servante et vous le moine. En avant !

Deux robustes Écossais se chargèrent de Sara et de Frère Étienne, puis, au grand galop, poursuivie par les imprécations des hommes d'armes qui accouraient, traînant arcs et arbalètes, la troupe de Ian Mac Laren s'éloigna d'Aurillac. Quelques flèches et quelques carreaux vinrent siffler autour d'eux, mais sans atteindre personne. Le rire du lieutenant de Kennedy éclata comme un coup de tonnerre.

— Des soldats de moines, ça ne vaut pas plus que des nonnes casquées ! Ils savent mieux égrener les patenôtres et trousser les filles que bander un arc !

La blessure de Catherine n'était pas grave. Une lame mince avait pénétré d'un pouce dans son épaule. Elle avait saigné assez abondamment, mais ce n'était pas très douloureux. Son épaule et son bras étaient engourdis, pesaient comme plomb, mais elle avait très rapidement repris conscience, au vent de la course. Dès que Mac Laren avait jugé qu'ils étaient assez éloignés, il avait ordonné une halte. Tandis que ses hommes buvaient un coup et mangeaient un morceau, Sara avait emmené la jeune femme à l'écart pour la soigner.

Ses mains habiles avaient eu tôt fait de confectionner un pansement avec une chemise déchirée prise dans le ballot de vêtements et quelques parcelles d'un baume à base de graisse de mouton et de genièvre que possédait l'un des Écossais. Puis elles avaient, elles aussi, mangé un peu de pain et de fromage, bu quelques gorgées de vin avant que Mac Laren donnât le signal du départ. Catherine se sentait lasse. La fatigue de leur marche nocturne entre Vézac et Aurillac, jointe au choc du récent combat, l'avait épuisée. Un sommeil invincible s'emparait d'elle et elle avait une peine infinie à garder les yeux ouverts.