Catherine se jeta vivement entre les deux hommes, et, de sa petite main, écarta doucement le poing menaçant que Josse, d'ailleurs, considérait avec un parfait sang-froid.
— Pardonnez-lui, maître Hans ! Il est difficile, de nos jours, de faire confiance au premier venu, mais moi je vous crois. Il y a des yeux qui ne trompent pas et vous n'auriez pas agi comme vous l'avez fait si vous aviez une arrière-pensée. Mais, dans un sens, Josse a raison : pourquoi risquer votre vie à notre service ?
A mesure que la jeune femme parlait, la figure de Hans avait repris sa couleur normale. Quand elle eut fini, il dédia à son adversaire d'un instant une grimace qui, à la rigueur, pouvait passer pour un sourire.
Puis, haussant les épaules :
— Est-ce que je sais ? Parce que vous me plaisez, bien sûr, mais aussi pour moi-même ! Ce prisonnier est un homme du Nord, comme moi, comme vous. Et puis il commence à m'intéresser, je n'ai pas envie de le laisser dépecer comme viande de boucherie par ces brutes sanguinaires. Je crois bien que je ne pourrais plus dormir après.
Enfin... je hais le seigneur alcade qui a fait trancher une main à l'un de mes hommes sous prétexte de vol. Je serais enchanté de lui jouer un tour...
Il s'éloigna vers le fond de la pièce, prit dans un coin un matelas roulé qu'il étendit non loin du feu.
— Couchez-vous là et tâchez de dormir un peu, dit-il en se tournant vers Catherine. Dans les heures noires qui suivent minuit, nous monterons aux tours pour tenter d'atteindre la cage.
— Croyez-vous que nous allons pouvoir le délivrer ? demanda Catherine les yeux brillants d'espoir.
— Cette nuit ? Je ne pense pas. Il faut voir comment cela se présente vu d'en haut, et il faut aussi préparer la fuite. Mais nous pourrons peut-être lui passer à manger et à boire !
La voix du sereno avait crié minuit depuis bien longtemps quand la porte de la maison d'œuvre s'ouvrit sans bruit pour livrer passage à trois ombres, deux grandes et une petite. Hormis les soldats qui montaient la garde au pied des tours, il n'y avait âme qui vive sur la place. Seul, un chat fila devant les promeneurs nocturnes.
Catherine, Josse et Hans se glissèrent dans l'ombre du cloître de la cathédrale en direction du portail latéral del Sarmental dont Hans avait une clef de la petite porte. Il construisait, en effet, une chapelle près de ce portail. Retenant leur souffle, ils avançaient lentement, prenant garde de ne pas buter sur les pierres du sol. Sous son bras, Josse portait une cruche d'eau tandis que Hans avait un quartier de lard et une petite miche de pain. Catherine, seule, ne portait rien. Elle marchait les yeux à terre, n'osant lever la tête vers la forme sinistre de la cage qui se détachait sur la nuit claire.
— Attention ! avertit Hans quand fut atteint le portail en haut d'une volée de marche. Pas un bruit dans l'église. Elle résonne comme un tambour et il y a toujours deux moines en prière. Ils se relaient toute la nuit. Donnez-moi la main, dame Catherine, je vous guiderai.
Elle glissa sa main dans la paume rugueuse du maître d'œuvre et le suivit docilement tandis que Josse empoignait un pan de son manteau.
La petite porte découpée dans le haut portail ne grinça pas sous la main précautionneuse de Hans. Les trois compagnons aperçurent, dans le chœur, les deux moines qui priaient, agenouillés sur les dalles, leurs crânes rasés reflétant la lumière jaune d'une unique lampe à huile. On entendait nettement le murmure des deux voix qui se répondaient sur un rythme monotone.
Hans se signa rapidement. Aussitôt, il entraîna ses compagnons le long de la chapelle commencée puis dans l'Ombre épaisse des piliers.
Ils glissèrent comme des fantômes jusqu'à l'escalier des tours, dans lequel ils s'engagèrent. Mais il y faisait noir comme dans un four.
Hans referma soigneusement la porte puis battit le briquet. Des torches attendaient, posées à terre ; il en alluma une, l'élevant au-dessus de sa tête pour éclairer la vis de pierre.
— Je l'éteindrai en arrivant en haut ! fit-il. Vite, maintenant...
L'un derrière l'autre, ils s'engagèrent dans l'étroit escalier, grimpant d'une traite jusqu'en haut. Quand Hans éteignit la torche sous son pied, tous trois étaient hors d'haleine tant ils étaient montés vite. L'air plus vif frappa Catherine au visage. On débouchait là en plein ciel, mais, bien que la nuit fût claire, piquée d'étoiles, il lui fallut quelque temps pour accommoder son regard.
— Prenez garde à ne pas tomber, recommanda Hans. Il y a des pierres et des madriers un peu partout.
On était, en effet, sur le chantier principal de l'Allemand qui, au-dessus des tours carrées, élevait des flèches fleuronnées faisant grand honneur à son talent. L'énorme treuil détachait sur le ciel sa grande roue en cour de chêne armé et Catherine la regarda avec l'horreur que l'on réserve à un instrument de torture. Guidée par la main attentive de Hans, elle vint jusqu'à la balustrade ajourée de la tour, se pencha.
Pendue à l'énorme câble du treuil la cage tournait doucement sur ellemême, juste en dessous. A travers les ais de bois qui la composaient, elle put apercevoir le prisonnier. La tête levée, il regardait le ciel, mais une plainte incessante s'échappait de ses lèvres, si faible que Catherine en frissonna d'angoisse. Elle tourna vers Hans un regard suppliant.
— Il faut le remonter, le sortir de cette cage... tout de suite ! Il est blessé.
— Je sais, mais il n'est pas possible de le remonter cette nuit. Le treuil grince épouvantablement. Si j'essayais de le mettre en marche, j'attirerais l'attention des soldats aussitôt. Nous n'irions pas loin.
— Ne pouvez-vous l'empêcher de grincer ?
— Bien sûr que si. Il faut l'enduire de graisse et d'huile, mais ce n'est pas besogne que l'on puisse faire en pleine nuit. De plus, je vous l'ai dit, il faut préparer la fuite de cet homme. Pour le moment, nous allons essayer de le secourir. Appelez-le... mais doucement. Il ne s'agit pas de faire lever le nez aux soldats.
Retenue par Josse cramponné à sa ceinture, Catherine se pencha jusqu'aux limites de l'équilibre, appela doucement :
— Gauthier !... Gauthier !... C'est moi ! Catherine...
Le prisonnier tourna la tête vers elle, mais lentement, sans que rien, dans ce mouvement, n'indiquât la surprise.
— Ca... the... rine ? fit-il d'une voix qui avait l'air de sortir d'un rêve.
Puis au bout d'un instant pendant lequel la jeune femme put compter les battements de son propre cœur :
— J'ai soif !... murmura-t-il.
Le cœur de Catherine se tordit d'angoisse. Était-il déjà si faible que les mots ne l'atteignaient plus, qu'il ne pouvait plus les comprendre ?
Elle eut un élan désespéré.
— Gauthier ! Je t'en supplie ! Réponds-moi ! Regarde-moi ! Je suis Catherine de Montsalvy !
— Attendez un instant, souffla Hans en l'obligeant à se redresser.
Donnons-lui d'abord à boire. Nous verrons ensuite !
Prestement, il attachait l'étroit goulot de la cruche à une longue perche de bois qui traînait sur le chantier et la descendit lentement jusque dans la cage, jusqu'à ce qu'elle touchât les mains de l'homme enchaîné qui, les yeux toujours levés, semblait pourtant ne rien voir.
— Tiens, l'ami ! ordonna-t-il. Bois !
Le contact du pot de terre humide parut déclencher une véritable commotion chez le prisonnier. Il s'en saisit avec un grognement sourd et se mit à boire avidement, à grandes lampées qui évoquaient un animal à l'abreuvoir. La cruche fut vidée jusqu'à la dernière goutte.
Quand il n'y eut plus rien, Gauthier la lâcha et parut retomber dans sa torpeur. Catherine, le cœur serré, murmura :
— Il ne me reconnaît pas ! C'est tout juste s'il a l'air d'entendre.
— C'est la fièvre, sans doute, répondit Hans. Il est blessé à la tête.
Essayons maintenant de lui faire manger quelque chose.
Les aliments solides eurent le même succès que l'eau fraîche, mais le prisonnier n'en demeura pas moins sourd aux appels et aux supplications de Catherine. Il levait les yeux vers elle, la regardait comme si elle était transparente, puis se détournait. De ses lèvres s'échappait une sorte de chant monotone et lent, vague et inconsciente mélopée qui acheva de terrifier Catherine.