— Il est bien temps de vous en soucier ! remarqua la vieille dame avec un sourire en coin. Non, rassurez- vous, se hâta-t-elle d'ajouter en voyant s'assombrir le visage de Catherine, il ne leur est rien advenu de fâcheux. Le duc n'a tout de même pas l'âme assez basse pour leur faire supporter ses déceptions amoureuses. Je croirais assez... qu'il espère au contraire que le désir de les revoir vous ramènera un jour dans ses États. Il n'allait donc pas commettre la sottise de les exiler pour les perdre de vue. Il désire, selon moi, que vous sachiez quelle grande âme il possède ! Aussi la fortune de votre oncle prospère-t-elle gentiment. Je n'en dirais pas autant de celle des Châteauvillain !
— Que voulez-vous dire ?
— Que je suis, moi aussi, une manière de proscrite. Voyez-vous, mon cœur, j'ai un fils qui me ressemble. Il en a eu assez des Anglais et de se sentir mal à l'aise dans sa peau de Français. Il a donc épousé la jeune Isabelle de La Trémoille, sœur de votre ami l'ex-Grand Chambellan.
— J'espère qu'elle ne lui ressemble pas ! s'écria Catherine avec horreur.
Pas du tout : elle est charmante ! Là-dessus, mon fils a renvoyé sa Jarretière au duc de Bedford et est entré en révolte ouverte contre notre cher duc. Résultat, les troupes ducales assiègent notre château de Grancey et, quant à moi, j'ai pensé qu'il était temps que j'aille voir un peu de pays. J'aurais fait un otage détestable. De là vient que vous me trouvez sur les grandes routes, sur le chemin de Compostelle et d'un salut auquel je vais songer sérieusement. Mais je bénis ce maudit accident qui m'a cassé une jambe et retenue ici. Sans lui, je serais déjà loin et je ne vous aurais pas retrouvée...
— Malheureusement, soupira Catherine, nous allons nous perdre de nouveau. Votre jambe vous immobilisera encore pour plusieurs jours certainement, et, moi, je dois partir demain avec mes compagnons !
Le teint naturellement coloré de la dame de Châteauvillain vira au rouge foncé.
— Ne croyez surtout pas cela, ma belle ! Je vous ai retrouvée, je ne vous quitte plus. Je pars avec vous. Mes gens me porteront sur un brancard si je ne peux tenir à cheval, mais je ne resterai pas ici une minute de plus que vous. Et maintenant, si vous dormiez un peu ? Il est lard et vous devez être lasse. Venez près de moi, il y a place pour deux !
Sans se faire prier, Catherine se coula dans le lit auprès de son amie. L'idée qu'elle allait repartir avec, auprès d'elle, la solide santé morale d'Ermengarde l'emplissait à la fois de joie et de confiance dans l'avenir. La douairière était indestructible. Une fois déjà, après la mort du petit Philippe, Catherine l'avait crue anéantie. Elle s'était courbée, avait vieilli d'un seul coup. Son âme avait paru s'absenter... et voilà qu'elle la retrouvait sur les grands chemins, plus vigoureuse et plus virulente que jamais ! Certes, avec Ermengarde, la route serait plus facile et combien plus agréable !...
Le feu se mourait dans la cheminée. La comtesse avait soufflé la chandelle et l'ombre avait envahi la petite pièce. Malgré elle, Catherine ne put s'empêcher de sourire en pensant à la tête que ferait Gerbert Bohat quand, au matin, il verrait l'imposante dame sur son brancard et apprendrait qu'il lui faudrait la compter à l'avenir au nombre de ses pèlerins. Leur affrontement vaudrait sans doute la peine d'être vu.
— A quoi pensez-vous ? fit soudain la voix d'Ermengarde. Vous ne dormez pas encore, je le sens !
— A vous, Ermengarde, et à moi ! J'ai de la chance de vous avoir rencontrée au début de ce long voyage !
— De la chance ? C'est moi qui en ai, ma chère ! Voilà des mois, que dis-je, des années que je m'ennuie à périr ! Grâce à vous, ma vie va devenir, j'espère, un peu plus, pittoresque et animée. Et j'en avais besoin, sangdieu ! Je m'encroûtais, Dieu me pardonne ! Je me sens guérie.
Et, comme preuve de cette miraculeuse résurrection, Ermengarde s'endormit aussitôt et se mit à ronfler avec un tel cœur qu'elle couvrit bientôt les tintements mélancoliques de la cloche.
Dans l'antique chapelle romane de l'hospice, les voix conjuguées des pèlerins répétaient, après celle du père abbé, les paroles de la prière rituelle des errants.
— Dieu qui avez fait partir Abraham de son pays et l'avez gardé sain et sauf à travers ses voyages, accordez à vos enfants la même protection. Soutenez-nous dans les dangers et allégez nos marches.
Soyez-nous une ombre contre le soleil, un manteau contre la pluie et le vent. Portez-nous dans nos fatigues et défendez-nous contre tout péril. Soyez le bâton qui évite les chutes et le port qui accueille les naufragés...
Mais la voix de Catherine ne se mêlait pas à celle des autres. Son esprit remâchait les paroles violentes qui avaient été échangées entre elle-même et Gerbert Bohat, juste avant d'entrer à la chapelle pour la messe et l'oraison qui précèdent les départs. Voyant apparaître, sous le porche, la jeune femme soutenant d'un bras Gillette de Vauchelles, encore bien pâle, le Clermontois avait blêmi de colère. Il avait couru vers les deux femmes avec tant d'emportement qu'il n'avait pas remarqué tout de suite Ermengarde qui venait derrière, étayée par deux béquilles.
— Cette femme n'est pas en état de poursuivre la route, avait-il dit sèchement. Elle peut entendre la messe, naturellement, mais nous la laisserons à la garde des dames hospitalières.
Catherine s'était promis d'être douce et patiente pour tenter d'amadouer Gerbert, mais elle sentit tout de suite, au frémissement de colère qui lui vint, que sa patience ne serait pas longue.
— Qui a décidé cela ? demanda-t-elle avec une douceur insolite.
— Moi !
— Et à quel titre, s'il vous plaît ?
— Je suis le chef de ce pèlerinage. C'est moi qui décide !
— Je crois que vous faites erreur. Au départ du Puy, vous avez été choisi par l'évêque comme notre guide, pour marcher en tête de notre troupe parce que vous lui avez paru homme sage et parce que, cette route, vous l'avez déjà parcourue une fois. Mais vous n'êtes pas notre
« chef » au sens où vous l'entendez.
— C'est-à-dire ?
— Vous n'êtes pas plus capitaine que nous ne sommes soldats.
Contentez-vous, mon « frère », de nous guider par les chemins et ne vous préoccupez donc pas outre mesure de nous autres ! Dame Gillette souhaite poursuivre sa route, et elle la poursuivra !
Un éclair de fureur que Catherine avait déjà appris à reconnaître brilla, dangereux, dans les yeux gris de l'homme. Il fit un pas vers la jeune femme.
— Vous osez braver mon autorité ? s'écria Gerbert d'une voix tremblante.
Catherine soutint son regard sans faiblir et lui adressa même un froid sourire.
— Je ne la brave pas : je refuse de la reconnaître telle qu'il vous plaît nous l'imposer. Au surplus, rassurez-vous, dame Gillette ne vous sera d'aucune peine : elle poursuivra sa route à cheval.
— À cheval ? Où pensez-vous trouver un cheval ?
Ermengarde, qui jusque-là avait suivi le dialogue
avec intérêt, jugea qu'il était temps pour elle de s'en mêler. Elle clopina jusqu'auprès de Gerbert.
— J'ai des chevaux, figurez-vous, et je lui en donne un ! Avez-vous quelque chose contre ?
Cette intrusion ne fit visiblement aucun plaisir au Clermontois qui fronça les sourcils et, regardant la vieille dame avec un visible dédain
: — Qui est celle-là ? fit-il. D'où sortez-vous, bonne femme ?
Mal lui en prit. La douairière de Châteauvillain devint brusquement écarlate. Fermement appuyée sur ses béquilles, elle se redressa de toute sa haute taille, ce qui amena son visage à quelques pouces de celui de Bohat.
— C'est à vous, mon garçon, que l'on devrait demander d'où vous sortez pour être si malappris ! Ver- tudieu ! Vous êtes bien le premier qui ait osé m'appeler « bonne femme » et je vous conseille de ne pas recommencer si vous ne voulez pas que mes hommes vous apprennent la politesse. Néanmoins, comme j'ai l'intention de me joindre à vous pour faire route avec mon amie, la comtesse de B... de Montsalvy, je consens à vous dire que je me nomme Ermengarde, dame et comtesse de Châteauvillain en pays bourguignon, et que le duc Philippe lui-même pèse ses paroles quand il s'adresse à moi ! Encore quelque chose à dire ?