Mais vite !... Elle regarda la foule.
Là-bas, Gauthier conservait une immobilité de statue. Catherine le vit se raidir encore quand, pour la troisième fois, grincèrent les portes d'Al Hamra. Au pied des murailles rouges, entre les immenses vantaux ferrés, le condamné venait d'apparaître...
Incapable de se maîtriser, Catherine se dressa avec une exclamation d'horreur. Pâle et presque nu, hormis un linge tordu autour des reins et les lourdes chaînes dont il était chargé, Arnaud titubait dans le soleil comme un homme ivre. Les bras liés au dos, le visage mangé de barbe et les yeux hagards, il tentait, néanmoins, désespérément de faire bonne figure à cette minute suprême. Mais il trébucha sur une pierre, tomba sur les genoux. Il fallut que les gardiens qui l'encadraient le remissent debout. Le manque de sommeil et de nourriture avait fait son œuvre et les gardes durent soutenir le condamné pour l'aider à descendre la pente.
Cramponnée à Catherine, Morayma tentait désespérément de la faire asseoir, mais la jeune femme, raidie par une douleur affreuse, n'entendait, ne voyait plus rien que ce long corps brun que les Maures traînaient au supplice. Cependant, le regard assombri de Muhammad s'était attaché à la jeune femme et ne la lâchait pas. Morayma supplia tout bas :
— Je t'en conjure, Lumière de l'Aurore, reprends- toi. Le Maître te regarde.
— Eh ! Qu'il regarde ! gronda la jeune femme entre ses dents.
Qu'importe ?
Sa colère peut s'appesantir plus lourdement sur le condamné...
chuchota timidement la vieille juive. Crois-moi !... Ne le brave pas ouvertement ! Les grands savent faire payer cruellement leurs humiliations. On sait cela, chez les miens.
Catherine ne répondit pas, mais elle avait compris. Si, dans sa colère, le Calife lui retirait l'affreuse grâce qu'il lui avait octroyée ?
S'il allait l'empêcher d'épargner à son bien-aimé les abominables tortures que l'arsenal hideux des bourreaux laissait prévoir ?
Lentement, elle laissa plier ses genoux, reprit sa place, mais tout son corps tremblait nerveusement. Elfe avait l'impression d'être en train de mourir et tenta de réagir de son mieux contre l'envahissante faiblesse. Toute son âme, toute sa vie étaient concentrées dans ses yeux, rivés à l'homme qui allait mourir.
Les bourreaux venaient de le hisser sur l'échafaud, le dressaient le long de la croix, maintenant ses mains ouvertes sur la poutre sans les y attacher. Aussitôt, quelque chose siffla dans l'air, que la foule salua d'une acclamation et Arnaud d'un sourd gémissement.
Postés au pied de la tribune califale, deux archers avaient tiré et leurs flèches, lancées avec une diabolique habileté, étaient venues se planter juste au creux des mains ouvertes, les clouant à la croix.
Arnaud avait blêmi tandis qu'une sueur d'angoisse coulait le long de ses joues. Les « you !... you ! » hystériques des femmes emplissaient l'air tiède que le soleil, au couchant, nuançait de violet. Catherine, avec un cri, avait bondi. L'un des bourreaux, tirant d'un brasero une longue tige de fer rougie au feu, s'approchait maintenant du condamné, encouragé par les cris enthousiastes de la populace.
Soulevée de fureur, Catherine s'arracha des mains de Morayma qui tenta vainement de la retenir, descendit dans l'arène et courut se planter en face de Muhammad. Du coup, la foule se tut et le bourreau suspendit son geste, plein d'étonnement. Que voulait cette femme vêtue d'or dont on disait dans toute la ville que le Calife l'épouserait le soir même ? La voix de Catherine s'éleva, perçante, accusatrice :
— Est-ce cela, Calife, que tu m'avais promis ?
Qu'attends-tu pour faire honneur à ta parole ? À moins que tu n'ignores ce que cela veut dire ?
Elle avait parlé français, dans un dernier souci de ménager encore cet homme qui les tenait dans sa main. Si elle l'humiliait en face de son peuple, ce serait sûrement effroyable... Mais un mince sourire fit briller les dents du Calife dans sa barbe blonde.
— Je voulais seulement voir comment tu allais réagir, Lumière de l'Aurore. Tu peux accomplir le geste que je t'ai permis, si tel est ton désir...
Il se leva, dominant de son regard impérieux la foule qui attendait :
— Écoutez, vous tous, fidèles sujets du royaume de Grenade. Ce soir, la femme que vous voyez à mes côtés deviendra mon épouse.
Elle possède mon cœur et je lui ai accordé, en présent de noces, le privilège de tuer, de sa propre main, l'assassin de ma sœur bien-aimée. Il est juste que meure d'une femme celui qui a tué une femme !
Le grondement désappointé de la populace ne dura qu'un instant.
La compagnie d'archers postée devant la tribune avait levé ses arcs.
On ne protestait pas quand le Calife avait parlé.
Le regard suppliant de Catherine chercha celui d'Abou- al-Khayr, mais le petit médecin n'avait pas bougé. Décidément, il dormait bien fort et une amertume se glissa dans le cœur de la jeune femme : il l'abandonnait à l'instant le plus cruel ! Il était comme beaucoup : la vie lui était plus chère que l'amitié...
Cependant, un esclave s'agenouillait devant elle, élevant entre ses mains un plateau d'or sur lequel la dague des Montsalvy brillait d'un éclat sinistre. Catherine s'en empara avec une sorte d'avidité.
L'épervier d'argent se logea tout naturellement dans sa paume comme un oiseau familier. Enfin, elle tenait la délivrance d'Arnaud et la sienne !
Se redressant de toute sa taille, bravant Muhammad de son regard étincelant, elle arracha, dans un geste de défi, le voile doré qui couvrait son visage.
— Je ne suis ni de ta race, ni de ta religion, sultan ! Ne l'oublie pas
!
Puis, hautaine, elle tourna les talons et s'avança fièrement vers l'échafaud. Allons ! C'était bien l'heure de sa plus grande gloire qui était venue ! Dans un instant, son âme et celle de son époux allaient s'envoler, unies, vers ce soleil d'or et de pourpre qui incendiait la place, plus légères que ces oiseaux noirs qui, là-haut, apparaissaient...
La foule se taisait, subjuguée malgré elle par cette femme si belle qui s'avançait ainsi, portant la mort, vers l'homme crucifié... Une vision splendide et rare qui valait bien, pour ce peuple de civilisation raffinée, le barbare plaisir d'un supplice.
Mais, sur la croix, Arnaud venait de relever la tête. Son regard, étrangement clair et volontaire, croisa celui de Catherine puis le quitta pour se poser sur le Calife.
— Je refuse cette prétendue grâce, seigneur Sultan ! La mort rapide que tu as permis à cette femme de m'apporter, c'est aussi le déshonneur ! Quel chevalier, digne de son nom, accepterait de mourir frappé par une femme ? Et, pire que tout, par la sienne ! Car, outre mon déshonneur, tu prétends encore la charger de ton crime, en faire la meurtrière de son époux ! Écoutez-moi, vous autres ! - et la voix du supplicié s'enfla, roula sur la foule comme un tonnerre - Cette femme chargée d'or, cette femme que votre Sultan prétend mettre cette nuit dans son lit, est mon épouse à moi, la mère de mon fils ! En me tuant, il la libère ! Sachez encore que, si j'ai tué Zobeïda, c'est pour elle, pour la sauver de la torture et du viol, pour que celle qui a porté mon fils ne soit pas souillée par de vils esclaves ! J'ai tué Zobeïda et je m'en vante ! Elle ne méritait pas de vivre ! Mais je refuse de mourir de la main d'une femme ! Écarte-toi, Catherine...
— Arnaud ! implora la jeune femme affolée ! Je t'en supplie... au nom de notre amour !
— Non ! Je t'ordonne de te retirer... comme je t'ordonne de vivre...
pour ton fils !
Vivre ? Tu sais ce que cela veut dire ? Laisse-moi frapper, sinon...