Mais deux gardes avaient suivi la jeune femme et s'emparaient déjà de ses mains. Muhammad avait deviné qu'elle se tuerait après avoir tué Arnaud. Son cri de colère fut couvert par la voix d'Arnaud, plus faible maintenant car la souffrance y creusait son halètement, mais toujours implacable, toujours chargée d'une indomptable volonté :
— Fais approcher tes bourreaux, Calife ! Je vais te montrer comment meurt un Montsalvy ! Dieu protège mon Roi et fasse miséricorde à mon âme !
À bout de forces, Catherine se laissa tomber à genoux sur le sable de l'arène.
— Je veux mourir avec toi ! Je veux...
Les bourreaux, sur un signe agacé du Calife, retournaient à leurs instruments. Dans la populace, il y avait comme une houle. On commentait les paroles courageuses du condamné, on s'étonnait et on s'apitoyait presque... Et soudain, derrière les rouges murailles d'Al Hamra, les tambours roulèrent de nouveau...
Toutes les têtes se levèrent, tous les gestes demeurèrent suspendus car ces battements n'avaient rien de comparable aux précédents : violents, rapides, c'était une sorte de tocsin qu'ils battaient sur un mode enragé. En même temps, dans le palais-forteresse, éclataient des hurlements, des plaintes, des cris de rage, de douleur ou de victoire.
La cour califale et l'immense foule, figées de stupeur, attendaient sans trop savoir quoi, mais, dans la tribune, Abou-al-Khayr s'était enfin décidé à remuer. Sans souci du protocole, il bâillait largement...
Aussitôt, Josse laissa le champ libre à ce cheval trop nerveux qu'il avait tant de mal à contenir et qui se mit à galoper dans tous les sens, créant un affreux désordre dans les rangs des gardes. Aussitôt, Gauthier, renversant ses voisins stupéfaits, assommait les gardes qui maintenaient la foule de son côté, courait à l'échafaud. Le géant était déchaîné. Emporté par cette fureur sacrée qui s'emparait de lui à l'heure du combat, il coucha à terre en quelques instants les gardes de Catherine, les bourreaux et même le gigantesque Bekir qui, crachant ses dents, s'en alla rouler sous les pieds du cheval cabré de Josse dont les sabots battants enfonçaient quelques crânes. Médusée, Catherine sentit qu'on l'entraînait par la main.
— Viens ! fit près d'elle la voix tranquille d'Abou- al-Khayr. Il y a là un cheval pour toi.
En même temps, arrachant tout à fait le voile doré, il jetait sur ses épaules un manteau sombre sorti comme par enchantement de sous sa robe.
— Mais... Arnaud !
— Laisse faire Gauthier !
En effet, le géant arrachait maintenant les flèches qui retenaient Arnaud au bois de la croix, chargeait le corps inerte sur son épaule comme un simple paquet et dégringolait l'échelle de l'échafaud. Josse, qui avait à peu près maîtrisé son cheval, se trouva près de lui tout à coup, tenant par la bride une autre monture, particulièrement vigoureuse celle-là, sorte de lourd cheval de bataille à la croupe énorme. Le géant, malgré sa charge, l'enfourcha avec une extraordinaire agilité, puis, serrant les genoux, enfonça les éperons qu'il portait sous sa robe. Le grand cheval partit comme un boulet de canon à travers la foule, d'ailleurs en pleine débandade, sans se soucier des corps sur lesquels il passait...
— Tu vois, fit la voix tranquille du petit médecin, il n'a pas besoin de nous.
— Mais que se passe-t-il ?
— Pas grand-chose : une sorte de petite révolution ! Je t'expliquerai. En tout cas, voilà notre Calife occupé pour un moment.
Viens, c'est l'instant. Plus personne ne s'occupe de nous.
En effet, la plais grande confusion régnait sur la place. On se battait un peu partout. La foule des femmes, des enfants, des baladins, des vieillards et des petits marchands fuyait dans tous les sens, essayant d'éviter, pas toujours avec succès, les sabots des chevaux affolés. Les gardes du palais étaient aux prises avec une troupe de cavaliers vêtus et voilés de noir qui avaient surgi sans qu'on pût savoir d'où. On se battait aussi dans les tribunes et Catherine put voir que Muhammad tenait vaillamment sa partie dans ce concert guerrier. Les râles d'agonie se mêlaient aux cris de rage, aux gémissements des blessés.
Les oiseaux noirs, dans le ciel mauve, avaient resserré leur cercle et volaient plus bas.
Le centre de ce tourbillon, le chef des cavaliers noirs auxquels s'étaient ralliés les quelques hommes voilés qui musardaient, jusque-là, dans la foule était un homme grand et maigre à la peau foncée, vêtu de noir lui aussi, mais le visage découvert et qui portait à son turban un fabuleux rubis. Son cimeterre volait, tel le glaive de l'archange, abattant les têtes comme la faux du moissonneur les épis de blé. La dernière image que put retenir Catherine tandis qu'Abou-al-Khayr l'entraînait après l'avoir hissée sur un cheval fut celle de la mort du Grand Vizir. Le cimeterre sanglant du cavalier abattit sa tête qui, l'instant suivant, pendait à la selle de son vainqueur.
Sur la mosquée royale d'Al Hamra, les tambours d'Allah battaient toujours...
La ville était folle. Tandis qu'Abou-al-Khayr, qui avait lui aussi enfourché un cheval, traçait son chemin à travers les ruelles blanches aux murs aveugles, Catherine put voir des scènes qui lui rappelèrent le Paris de son enfance. Partout, il y avait des hommes qui se battaient, du sang qui coulait. Passer sous une terrasse était dangereux car il en pleuvait des projectiles divers et parfois, dans la foule en délire, se détachait la silhouette funèbre d'un des étranges cavaliers voilés. L'éclair d'un cimeterre brillait alors sous les lampes à huile car la nuit commençait à venir, et un cri d'agonie suivait, mais Abou-al-Khayr ne s'arrêtait pas.
— Hâtons-nous, répétait-il. Il se peut que l'on ferme plus tôt les portes de la ville.
— Où m'emmènes-tu donc ? demanda Catherine.
— Là où le géant a dû conduire ton époux. À l'Alcazar Genil, chez la sultane Amina.
— Mais... pourquoi ?
— Encore un peu de patience. Je t'expliquerai, t'ai-je dit. Plus vite
!...
Tout ce vacarme, ces cris, ce danger ne parvenaient pas à diminuer la joie profonde qui tenait Catherine ! Elle était libre, Arnaud était libre ! Tout l'affreux appareil du supplice avait disparu et le pas allègre du cheval scandait les battements joyeux de son cœur ! ils finirent par prendre le galop sans se soucier de ceux qu'ils renversaient. La porte du Sud, heureusement encore ouverte, fut franchie en trombe, puis les sabots des chevaux claquèrent sur le petit pont romain qui enjambait le Genil aux eaux bouillonnantes et limpides. Bientôt apparut, auprès d'un marabout à la blanche coupole, une large enceinte aux vertes frondaisons enfermant une sorte de tour coiffée d'une mitre accolée de deux pavillons et précédée d'un porche aux minces colonnettes. Des silhouettes fantomatiques, qui devaient être des gardes, erraient devant le portail qui s'ouvrit hâtivement quand Aboual-Khayr, les mains en cornet devant la bouche, émit un cri particulier. Les deux chevaux et leurs cavaliers, sans ralentir l'allure, s'engagèrent sous le portail, freinant seulement, des quatre pieds, devant les colonnes, fleuries de jasmin, du porche. Derrière eux, les lourdes portes du domaine furent repoussées et barricadées.
En se laissant glisser de son cheval, Catherine tomba dans les bras de Gauthier qui accourait. Il la saisit, l'enleva presque à bout de bras, possédé d'une joie si violente qu'elle lui faisait oublier son habituelle retenue.
— Vivante ! s'écria-t-il. Et libre !... Soient loués Odin et Thor le Victorieux qui vous rendent à nous ! Voilà des jours que nous ne vivons plus.
Mais elle, incapable de maîtriser son impatience et son inquiétude :
— Arnaud ? Où est-il ?
— Près d'ici. On le soigne...
— Il n'est pas...
Elle n'osa pas poursuivre. Elle revoyait Gauthier, arrachant les flèches des mains percées, le sang qui jaillissait et le corps inerte que le Normand chargeait sur son épaule.
— Non. Il est faible, bien sûr, à cause du sang perdu. Les soins de maître Abou seront les bienvenus.
— Allons-y ! fit le médecin qui, dégringolé de son immense monture, avait rendu à son turban un aplomb singulièrement compromis.