Ce n'était pas un inconnu. C'était le duc Philippe en personne.
Il avait remplacé son harnois d'un autre âge par une courte tunique de velours noir assortie aux chausses qui moulaient ses longues jambes maigres mais cependant musclées. Sa tête nue montrait ses cheveux blonds coupés très court au-dessus des oreilles. Le sévère costume faisait ressortir la jeunesse de son visage et il ne portait certes pas plus que ses vingt- six ans. Il souriait.
Le sourire s'accentua devant la révérence maladroite dont Catherine, mal réveillée, le gratifiait avec lin :
— Oh... Monseigneur, j'ai honte !...
— Tu dormais si bien que je n'osais pas te réveiller, et il n'y a aucune raison d'avoir honte car c'était un bien joli spectacle.
Pourpre de confusion en constatant que le regard pâle de Philippe parcourait sa personne, Catherine, se souvenant de son désordre, se hâta de replacer ses mains sur sa gorge. Pour ménager cette soudaine pudeur, le duc s'éloigna de quelques pas et haussa légèrement les épaules.
— Parlons un peu maintenant, ma belle perturbatrice. Dis-moi d'abord qui tu es ?
— Votre prisonnière, Monseigneur !
— Mais encore ?
— Rien de plus... puisque vous me tutoyez. Je ne suis pas fille noble, mais pas davantage vilaine. Et comme je ne suis pas non plus servante, le fait d'avoir été arrêtée est insuffisant pour me traiter comme telle.
Un sourire, mi-amusé mi-curieux, traversa le regard gris de Philippe. La beauté éclatante de cette fille l'avait frappé à première vue, mais il découvrait en elle, maintenant qu'il l'approchait, quelque chose de plus, une sorte de valeur intime, une qualité qu'il s'attendait peu à rencontrer. Pourtant, il ne voulait pas encore en convenir et son sourire était fortement épicé de raillerie quand il demanda :
— Pardonnez-moi en ce cas, demoiselle. Me direz- vous cependant qui vous êtes ? Je crois connaître toutes les jolies filles de cette ville et cependant jamais, jusqu'à présent, je ne vous avais vue.
— Ne dites pas demoiselle, Monseigneur. Je vous ai dit que je ne l'étais pas. Et pas davantage de cette ville où j'accompagnais mon oncle venu passer marché de tissus...
— D'où êtes-vous donc ?
— Je suis née à Paris mais j'habite Dijon depuis que vos amis les Cabochiens ont pendu mon père qui était orfèvre sur le Pont-au-Change.
Le sourire s'effaça des lèvres de Philippe qui prirent un pli très dur.
Posant l'une de ses jambes sur le coin d'un coffre, il s'assit à demi et se mit à déchiqueter les fleurs posées près de lui.
— Une Armagnacque, hein ? Voilà pourquoi on trouble les processions. Les gens de votre sorte, ma belle, devraient savoir qu'ils ne viennent ici qu'à leurs risques et périls. L'étrange audace, en vérité, quand on appartient à ceux qui ont tué mon père bien-aimé !
— Je ne suis pas Armagnacque, protesta Catherine devenue rouge de colère.
L'attitude à la fois insolente et menaçante du duc l'irritait au plus haut point. Elle n'avait déjà que peu de sympathie pour lui... La voix enrouée de fureur, elle poursuivit :
— Je ne suis d'aucun parti mais vos amis ont pendu mon père parce que j'avais voulu leur arracher un serviteur de votre sœur, un jeune homme dont, en vain, elle avait imploré la grâce auprès de vous et de votre bien-aimé père. Vous ne vous souvenez pas ? Cela se passait à l'hôtel d'Aquitaine. Madame Marguerite, en larmes et à genoux, priait pour la vie de Michel de Montsalvy.
— Taisez-vous !... N'évoquez pas ce souvenir ! Un des plus affreux de ma jeunesse. 11 était impossible de sauver Michel sans se compromettre soi-même.
— C'était impossible, ricana Catherine et cependant moi qui n'étais qu'une fillette j'ai voulu le tenter. Pour cela mon père a été pendu, ma mère et moi chassées. Nous avons dû nous enfuir, gagner Dijon où mon oncle Mathieu Gautherin est drapier. C'est là que j'ai vécu depuis ce drame...
Un silence tomba entre les deux adversaires. Catherine, reprise par les souvenirs cruels de ces jours sombres, sentait son cœur battre comme un tambour. Le visage sombre de Philippe ne présageait rien de bon.
Tout à l'heure, il ferait jeter l'insolente au fond d'une basse-fosse, c'en serait fait du bon Mathieu et de tous les siens. Pourtant, même si la silhouette rouge du bourreau se fût soudain dressée au milieu de la chambre luxueuse, elle eût répété chacun des mots qu'elle venait de jeter à la face du puissant maître de la Bourgogne. Elle éprouvait même une sorte de satisfaction intime de l'avoir fait. C'était en quelque sorte une revanche sur le passé...
Elle prit une profonde respiration, rejeta en arrière une mèche de cheveux et demanda :
— Qu'allez-vous faire de moi, Monseigneur ? Mon oncle doit être dans une bien grande angoisse à mon sujet. Il aimerait sûrement être fixé... Même s'il s'agit du pire !
Philippe haussa rageusement les épaules, jeta par la fenêtre la rose que ses doigts avaient écrasée, ou du moins ce qu'il en restait. Quittant sa pose nonchalante, il fit quelques pas vers Catherine.
— Que vais-je faire de vous ? Troubler une procession mérite une punition, bien sûr, mais vous m'en voulez déjà tellement que j'hésite à vous déplaire encore. Et puis... j'aimerais qu'à l'avenir nous soyons amis. Après tout, une jeune femme est libre de se défendre quand on l'attaque, et cet homme qui a osé...
— Ce qui veut dire, Monseigneur, que ce malheureux paiera pour moi ? En ce cas, pardonnez-lui comme je lui pardonne. Son geste ne mérite pas tant de bruit.
Pour secouer la gêne qui s'emparait d'elle sous le regard attaché avec tant d'insistance à son visage, elle était retournée au miroir et elle s'y regardait, mais sans bien se voir. L'image du duc s'inscrivit auprès de la sienne dans le cercle d'or, la dominant de toute la tête et, soudain, elle frissonna : deux mains chaudes venaient d'emprisonner ses épaules...
Le miroir lui renvoya leurs deux visages aussi pâles l'un que l'autre.
Une flamme étrange brûlait dans les yeux du jeune duc et ses mains tremblaient légèrement sur la peau soyeuse. Il se pencha assez pour que son souffle chauffât le cou de la jeune fille tandis que, dans la glace, il gardait le regard violet prisonnier du sien.
— Ce rustre mérite cent fois la mort pour avoir osé ce que moi-même je n'ose... quelqu'envie que j'en aie. Vous êtes trop belle et j'ai peur de ne plus trouver le repos loin de vous... Quand deviez-vous quitter cette ville ?
— Sitôt la procession terminée ! Nos bagages étaient faits, nos mules prêtes.
— Alors partez, comme vous le désiriez, partez ce soir même et que demain vous ayez mis entre vous et Bruges autant de lieues que faire se pourra. Un sauf-conduit vous ouvrira les portes de la ville et vous assurera la route libre. Nous nous retrouverons à Dijon où, d'ailleurs, je devrais être.
Gênée et aussi vaguement troublée par ces mains qui la serraient toujours, Catherine sentit un bizarre émoi gonfler sa gorge. La voix de Philippe était à la fois dure et chaude, impérieuse et tendre. Elle voulut lutter contre la fascination réelle qu'il exerçait sur elle.
— Nous retrouver à Dijon ? Monseigneur ! Que peut faire de la nièce d'un drapier le haut et puissant duc de Bourgogne sinon détruire sa réputation de fille sage ? demanda-t-elle avec un brin d'insolence qui fouetta le sang de Philippe.
Quittant les épaules de la jeune fille, ses mains se perdirent dans les flots soyeux de la chevelure au milieu de laquelle, un court instant, il cacha son visage.
— Ne sois pas coquette, murmura-t-il d'une voix qui s'enrouait. Tu sais très bien l'effet que tu as produit sur moi et tu en joues impitoyablement. L'amour d'un prince n'apporte pas forcément le déshonneur. Tu sais bien que je ferai des prodiges pour t'avoir. Tu ne serais pas fille d'Ève si tu ne savais lire le désir dans les yeux d'un homme.