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— Et mon but à moi n'est pas d'entendre le récit des bonnes fortunes de messire de Montsalvy. Que s'est-il passé ensuite ? s'écria la jeune femme furieuse.

Abou-al-Khayr lui dédia un gracieux sourire et caressa sa barbe de neige.

— Ensuite le Dauphin est devenu le Roi et nous avons eu un couronnement, des fêtes, des joutes que j'ai pu voir de loin, du logis où mon ami m'avait installé et où, d'ailleurs, je recevais force visites.

Le sire de Giac en particulier...

Catherine était à bout de forces. Ses nerfs tendus la torturaient tant qu'elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

— Par grâce !! implora-t-elle d'une voix si brisée que le petit médecin en eut pitié.

Il retraça rapidement la vie des derniers mois, les quelques combats auxquels Arnaud avait participé avec la Hire, puis sa désignation pour escorter à Bourg-en-Bresse l'ambassade du roi Charles que menait le chancelier de France, l'évêque de Clermont, Martin Gouge de Charpaignes, un parent d'Arnaud, enfin le départ de l'ambassade que le Cordouan avait suivie.

Bien entendu, il n'avait pas eu la possibilité d'assister aux difficiles négociations que présidait le duc de Savoie, mais, chaque soir, il voyait revenir Arnaud un peu plus furieux. A mesure que, par la bouche de Nicolas Rolin se développait la longue liste des exigences bourguignonnes, croissait la rage du jeune homme. Les conditions de paix, selon lui, étaient inacceptables et, jour après jour, il se retenait de sauter à la gorge de l'insolent Bourguignon qui osait réclamer du roi Charles une amende honorable pour le meurtre de Jean-sans-Peur, la dispense pour Philippe de l'hommage royal dû par tout grand vassal, fût-il duc de Bourgogne, la livraison d'une bonne moitié des terres que l'Anglais n'avait pas encore prises. Les faux- fuyants, les réserves blessantes de maître Nicolas portaient au paroxysme la fureur du bouillant capitaine... et sa haine du duc Philippe.

— Car il le hait, ajouta Abou pensif, comme jamais je n'ai vu homme haïr son semblable... et je ne suis pas sûr que tu n'y sois pas pour quelque chose. Pour l'heure, Monseigneur de Savoie a obtenu une trêve des adversaires et la promesse de négociations ultérieures qui doivent s'ouvrir le 1er mai. Cette trêve, en tout cas, j'en sais un qui est bien résolu à n'en pas tenir compte.

— Que veut-il faire ?

— Venir, jusqu'en la cour du duc Philippe, lui lancer un défi.

Exiger de lui un combat à outrance.

Un cri de terreur échappa à Catherine. Si Arnaud osait seulement défier le duc, il ne sortirait pas vivant de la ville. Qui avait jamais entendu parler d'un prince régnant se mesurant en champ clos avec un simple chevalier... surtout pour un combat à outrance ! Violemment, elle reprocha au médecin d'avoir abandonné son ami dans une pareille crise de folie. Il fallait le raisonner, lui faire voir qu'il courait au suicide s'il tentait de mettre son projet à exécution, le retenir de force au besoin... Abou-al-Khayr hocha la tête :

— On n'arrête pas plus messire Arnaud qu'un torrent qui dévale la montagne. Il fera comme il l'a dit et si je suis venu ici, prétextant le désir que j'avais de voir un vieux juif fort savant qui réside secrètement non loin de cette ville, c'est parce que toi seule peu quelque chose pour lui.

— Que puis-je faire ? Je suis seule, sans forces, sans puissance.

— Tu as l'amour de Philippe... du moins Arnaud le croit et, si j'ai bien compris, il ne se trompe guère, à cela près qu'il te croit depuis longtemps la maîtresse de son ennemi. Quand il aura lancé son défi démentiel, ta main seule, sans doute, sera assez forte pour détourner de lui la fureur des Bourguignons. On ne refuse rien à la femme que l'on aime... surtout lorsqu'elle n'est pas encore vôtre.

— Où est Arnaud pour le moment ?

C'était la première fois qu'elle se servait à haute voix de ce prénom que, si souvent, elle prononçait tout bas, pour le seul plaisir d'en sentir les deux syllabes rouler entre ses lèvres.

— Toujours à Bourg. Les ambassadeurs vont bientôt se séparer.

Ton mari va rentrer prochainement et Arnaud ramènera l'évêque de Clermont auprès du roi Charles qui l'attend à Bourges. Ensuite...

Le temps pressait. Le tempérament irascible d'Arnaud ne lui laissait qu'une très courte patience. Il était de ces gens qui, une fois leur décision prise, foncent droit devant eux pour la mettre à exécution sans se préoccuper des conséquences. La nouvelle du prochain retour de Garin satisfit Catherine en ce qu'elle lui faisait espérer pour assez prochaine sa pré sensation à la Cour. Il fallait qu'elle pût approcher le duc et le plus tôt serait le mieux...

La porte, s'ouvrant sous la main de Sara qui apportait Gédéon dont elle venait de nettoyer le perchoir, lira Catherine de sa méditation.

Avec un cri de joie, Abou-al-Khayr bondit sur ses pieds et se précipita vers l'oiseau. Il se mit à le caresser en déversant sur lui une pluie de mots brefs, à la fois doux et rauques, dans sa langue natale. Catherine allait le mettre en garde contre le redoutable bec de l'oiseau, car Gédéon n'était rien moins que patient, mais, à sa grande surprise, elle vit que l'oiseau se tortillait sur son perchoir comme une jeune fille courtisée. Il dodelinait de la tête, se dandinait et roucoulait aussi tendrement qu'une tourterelle, exécutant avec le petit médecin un étrange duo d'amour. Désireux de montrer l'étendue de ses connaissances, Gédéon interrompit soudain ses roulades énamourées pour claironner :

— Gloirrrrrre... au duc !

Puis, dardant son œil rond sur sa maîtresse, il se mit à vociférer avec une nuance de défi :

— Garrrrrrin !... Affrrrrrrreux... Garrrrrin ! Affrrr- reux...

— Miséricorde, gémit Catherine. Qui a pu lui apprendre ça ? Si mon époux l'entend, il lui fera tordre le cou !

Abou-al-Khayr riait de bon cœur. Il tendit le poing et l'oiseau, docilement, vint s'y percher.

— Confie-le-moi ! Nous sommes si bons amis ! Et, dans ma chambre, personne ne l'entendra. Je lui apprendrai à jurer en arabe !

Le perroquet se laissa emmener, non seulement sans protester, mais encore avec une visible satisfaction. Il avait repris ses roulades de plus belle et Catherine, qui le regardait sortir appuyée à la cheminée, pensa qu'il faisait un couple étrangement bien assorti avec le Cordouan. Le turban d'Abou-al-Khayr et les plumes qui casquaient Gédéon étaient du même rouge éclatant. Mais, comme ils allaient refermer la porte sur eux, elle demanda encore :

— Pourquoi pensez-vous que je suis pour quelque chose dans les sentiments nourris par votre ami envers le duc Philippe ?

Un sourire moqueur plissa entièrement le visage mobile du petit médecin. Le perroquet au poing, il s'inclina légèrement et répondit :

— Le sage a dit : « Il faut se garder de croire ce que l'on voit de ses propres yeux », mais il n'a rien dit des oreilles. Certains hommes ont un sommeil bavard, fort instructif pour qui se trouve là. Que la paix d'Allah soit avec toi, rose parmi les roses !

Garin rentra deux jours plus tard, harassé, nerveux et visiblement de très mauvaise humeur. Catherine n'eut de lui qu'un salut distrait, un baiser qui ne fit qu'effleurer sa tempe, après quoi il lui annonça, comme une chose sans importance, qu'elle devait se ; préparer à être présentée sous peu à la duchesse-douairière.

— Vous serez mise au nombre de ses dames de parage, ce qui achèvera votre formation mondaine.

S'il éprouva quelque surprise en trouvant installé chez lui ce médecin maure qui avait tant excité la curiosité des gens de Bourg durant son ambassade, il n'en laissa rien paraître. Catherine, d'ailleurs, le présenta comme un vieil ami de son oncle et, au contraire, Garin parut éprouver un vif plaisir de la rencontre. Il accueillit Abou-al-Khayr avec une courtoisie et une générosité qui charmèrent le petit médecin.