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Personne n'avait remarqué son entrée. L'écuyer lui tournait le dos, Arnaud, caché par ce dos, ne la voyait pas et, dans un angle, Jean de Xaintrailles qui se préparait à en découdre avec le sire de Rebèque, se faisait armer par son écuyer personnel tout en chantonnant une chanson d'amour dont les paroles curieusement s'imprimèrent dans l'esprit de la jeune femme :

Belle, quelle est votre pensée ?

Que vous semble de moi ? Point ne me le célez,

Car, me donnerait-on l'or de dix cités,

Je ne vous prendrais point, si ce n'est votre gré.

Catherine entendit Arnaud, que les soins devaient faire souffrir jurer entre ses dents, puis grogner :

— Tu chantes faux !...

Le chevalier rouquin se retourna pour répliquer quelque chose. Ce faisant, il vit Catherine et les paroles de la chanson se changèrent entre ses dents en un léger sifflement admiratif. Il repoussa son écuyer d'une bourrade, s'approcha avec un large sourire.

Belle dame, fit-il en saluant aussi gracieusement que le permettait sa carcasse de fer, une aussi char mante visite à l'instant du combat est pour un chevalier digne de ce nom le plus précieux réconfort. Je ne pensais pas que mes mérites eussent déjà fait assez de bruit pour que la plus belle des femmes vînt à moi dès avant la fin des joutes. Me ferez-vous la grâce de m'apprendre qui vous êtes ?

Catherine lui sourit gentiment mais se hâta de le détromper :

— Pardonnez-moi, messire. Ce n'est point vous que je viens voir céans, c'est lui, acheva-t-elle en désignant Arnaud qui, au son de sa voix, avait bondi entre les mains de son écuyer et, assis maintenant, la regardait avec un mélange d'étonnement et de fureur.

— Encore vous ! s'écria-t-il peu galamment. Vous seriez-vous donné à tâche d'accourir à mon chevet chaque fois que je reçois un horion ? En ce cas, ma chère, vous aurez fort à faire...

La voix était dure, le ton ironique, mais Catherine s'était juré de ne pas se mettre en colère. Elle lui sourit avec une tendresse inconsciente.

— Je vous ai vu perdre connaissance, messire. J'ai craint que votre blessure à la tête ne se fût rouverte. Vous perdiez beaucoup de sang tout à l'heure.

— Je vous ai déjà priée de ne pas vous soucier de moi, Madame, fit Arnaud hargneux. Vous avez un mari, à ce que l'on m'a dit et, si vous avez de la compassion à dépenser, allez plutôt la porter à votre amant. Le duc Philippe en a le plus grand besoin !

Xaintrailles, dont les vifs petits yeux marron allaient de l'un à l'autre, entra dans la conversation :

— Cet ours auvergnat n'est pas digne de votre sollicitude, Madame. Vous devriez la reverser sur quelqu'un d'infiniment plus digne. Sur mon honneur j'ai grande envie de laisser Rebecque me faire quelques bosses si je peux espérer recevoir ensuite les soins d'aussi douces mains.

Arnaud écarta du même geste et son ami et son écuyer. Il portait encore les pièces de l'armure jusqu'à la ceinture, mais, au-dessus, était seulement vêtu d'une chemise de lin blanc. Largement ouverte sur la poitrine, elle laissait voir l'emplâtre que l'on venait de poser sur la blessure.

— Je n'ai rien ! Que des égratignures ! fit-il en se levant avec effort. Va donc te battre, Rebecque t'attend. Et je te rappelle que, si je suis un ours auvergnat, tu en es un autre...

Xaintrailles plia deux ou trois fois les genoux pour voir si les jointures de sa carapace jouaient bien, passa la cotte de soie à ses armes et prit son heaume des mains d'un page, un casque impressionnant sommé d'une tour et garni de lambrequins multicolores.

— Je vais, je tue Rebecque et je reviens ! fit-il avec bonne humeur.

Pour l'amour de Dieu, Madame, ne vous laissez pas impressionner par le maudit caractère de ce garçon et ne quittez pas ce pavillon avant mon retour afin que j'aie la joie de vous contempler encore. Il y a ici des gens qui ont plus de chance qu'ils n'en méritent !

Saluant à nouveau, il sortit en reprenant sa chanson au point où il l'avait laissée : « Las, si vous me déniez votre amour... »

Arnaud et Catherine demeurèrent seuls car les deux écuyers et le page étaient sortis sur les pas de Xaintrailles pour voir la joute. Ils étaient debout en face l'un de l'autre, seulement séparés par le coffret d'onguents laissé à terre par l'écuyer. Peut-être aussi par cet invisible antagonisme élevé entre eux et qui les rejetait chacun dans un camp ennemi. Catherine subitement ne savait plus que dire. Elle avait tant désiré cette minute, tant souhaité se retrouver seule avec lui que la réalisation du rêve la laissait sans force, comme un nageur épuisé par la tempête et qui, enfin, atteint la grève... Les yeux levés sur Arnaud, elle ne se rendait pas compte du tremblement de ses lèvres, de son regard humide. Tout son corps n'était qu'une imploration, une supplication de ne pas lui faire de mal. Lui aussi la regardait, sans colère cette fois, avec une sorte de curiosité. La tête un peu baissée, il détaillait le visage doré que la dentelle du hennin idéalisait, la bouche ronde, exquise et rose le petit nez court, les grandes prunelles dont les coins extérieurs se relevaient légèrement vers les tempes.

— Vous avez des yeux violets, remarqua-t-il doucement, comme pour lui-même. Les plus beaux que j'aie jamais vus, les plus grands !

Jean a raison, vous êtes merveilleusement belle, merveilleusement désirable... digne d'un prince ! ajouta-t-il avec amertume.

(Brusquement son visage se ferma, son regard reprit sa dureté.) Maintenant, dites-moi ce que vous êtes venue faire ici... et ensuite allez-vous-en ! Je croyais vous avoir fait comprendre que nous n'avions rien à nous dire.

Mais la parole et le courage étaient revenus à Catherine. Ce sourire qu'il avait eu, ces mots qu'il avait dits, c'était plus qu'il n'en fallait pour la jeter à la conquête de l'impossible. Elle n'avait plus peur, ni de lui, ni des autres. Il y avait entre eux quelque chose d'invisible que le jeune homme, peut-être, ne percevait pas mais qu'elle sentait dans chaque fibre de son être. Arnaud aurait beau dire et faire, il ne pourrait empêcher qu'elle fût, en esprit et pour jamais, soudée à lui aussi complètement que s'il l'avait faite sienne, par la chair, dans l'auberge de la croisée des chemins. Très doucement, sans effroi et sans hésitation, elle dit :

— Je suis venue vous dire que je vous aime.

Le mot prononcé, elle se sentit délivrée. Comme cela avait été simple et facile ! Arnaud n'avait pas protesté, ne l'avait pas injuriée comme elle avait craint qu'il fît ! Non, il avait seulement reculé d'un pas en portant une main à ses yeux, comme si une trop vive lumière l'avait frappé, mais un long moment après, il avait murmuré sourdement :

— Il ne faut pas ! C'est là du temps et de l'amour perdus ! J'aurais pu, moi aussi, vous aimer parce que vous êtes belle et que je vous désire. Mais il y a entre nous des abîmes qui ne se peuvent combler et que je ne saurais franchir sans horreur, même si, un instant, je laissais la chaleur de mon sang l'emporter sur ma volonté. Allez-vous-en...

Au lieu d'obéir, Catherine s'avança vers lui, l'enveloppant de ce parfum, à la fois complexe et délicieux, que Sara s'entendait si bien à préparer. La douce senteur émanant de ses vêtements combattait victorieusement l'odeur de sang et de beaume qui emplissait la grande tente. Elle fit un autre pas vers lui, sûre d'elle et de son pouvoir.

Comment pourrait-il lui échapper alors qu'elle voyait sa main trembler et son regard se détourner ?