— Je viens faire la couverture, dit la nouvelle venue en désignant le lit.
Catherine, dès lors, se désintéressa d'elle jusqu'à ce que la jeune fille reprît la parole :
— Monseigneur le Duc prie Madame de bien vouloir souper et se coucher sans l'attendre. Monseigneur sera probablement retenu et implore le pardon de Madame... Je vais apporter le souper dans l'instant.
Debout sur la dernière marche du lit, la chambrière tenait le coin des draps rabattu comme pour engager Catherine à s'y glisser. Celle-ci accepta l'invitation muette. Elle ôta ses pantoufles et se coucha. Cette journée l'avait épuisée et, puisque le fameux souper des échevins lui accordait un répit, autant en profiter pour se reposer. La nuit était tout à fait venue au-dehors et le vent se levait. On l'entendait gémir dans la cheminée où les flammes, par instant, se couchaient.
Confortablement calée dans les multiples oreillers de soie, Catherine se trouva bien. Au fond, la chambre de Philippe lui procurait cette solitude tant désirée qui eût été impossible dans l'espace réduit des deux pièces partagées avec Ermengarde et les trois autres filles. En pensant à son amie, la jeune femme sourit. Dieu sait ce que la grosse comtesse allait imaginer ? Peut- être que Catherine s'était fait enlever par Arnaud et galopait maintenant vers Guise en croupe du chevalier
? Cette image évoquée faillit bien balayer d'un seul coup tout le courage si péniblement accumulé depuis quelques heures. Il ne fallait surtout pas penser à Arnaud si elle voulait garder la tête froide. Plus tard, oui, quand l'épreuve qui se préparait serait passée. Elle aurait alors tout le temps d'examiner ce qu'il y avait à faire.
Quand la jeune camériste revint avec le plateau du souper, Catherine fit honneur à ce qu'on lui servait. Elle n'avait rien mangé depuis la veille. En quittant son logis, à la fin de la matinée, elle avait été incapable de prendre quoi que ce fût, malgré les objurgations d'Ermengarde. Cela ne passait pas. Maintenant son corps jeune et sain réclamait. Elle avala un bol de bouillon aux œufs, la moitié d'un poulet rôti, une tranche de pâté de lièvre et quelques prunes confites, le tout arrosé d'un gobelet de vin de Sancerre. Puis, repoussant le plateau dont la chambrière, réapparue, la débarrassa, elle se laissa aller de nouveau dans ses oreillers. Elle se sentait mieux. Comme la jeune fille demandait respectueusement si elle désirait encore quelque chose, Catherine s'inquiéta de savoir où était le duc. On lui répondit qu'il venait tout juste d'entrer dans la salle des banquets et que le festin était en son début.
— Alors, fermez les rideaux et laissez-moi, dit la jeune femme, je n'ai besoin de rien.
La chambrière tira les rideaux du lit, salua à nouveau et se retira sur la pointe des pieds. Au fond de son lit, Catherine tenta de faire le point de sa situation actuelle et aussi de préparer son attitude, tout à l'heure, quand le duc reviendrait et qu'il exigerait le paiement de ce qu'il semblait considérer comme une créance. Mais la fatigue et la légère lourdeur née de la digestion s'unissant à la douce chaleur et au confort du lit, Catherine ne tarda pas à s'endormir d'un profond sommeil.
Quand elle rouvrit les yeux, elle constata avec stupeur que les rideaux du lit étaient ouverts, qu'il faisait grand jour et que, si Philippe était bien dans la chambre, il n'était pas à côté d'elle. Debout auprès d'une fenêtre, vêtu de la même robe de chambre que la veille, il écrivait sur un grand lutrin de fer forgé chargé de plusieurs rouleaux de parchemin. Le grincement de la longue plume d'oie et le chant lointain d'un coq emplissaient seuls le silence de la pièce. Au mouvement que fit Catherine en s'asseyant dans le lit, il tourna la tête vers elle et lui sourit :
— Vous avez bien dormi ?
Jetant sa plume, il s'avança vers le lit, monta les deux marches et s'appuya d'un coude à l'une des colonnes, la dominant ainsi de toute sa haute taille. Catherine regardait tour à tour le duc et le lit dans lequel elle se trouvait et qui était aussi ordonné que si elle ne faisait que s'y glisser à la minute. Son expression fit rire Philippe.
Non... je ne vous ai pas touchée. Lorsque je suis revenu, au petit matin, car la fête s'est prolongée fort tard, vous dormiez si bien que je n'ai pas eu le courage de vous réveiller... quelque envie que j'en ai eue.
Et je n'aime pas l'amour avec une partenaire inconsciente. Mais que vous voilà belle et fraîche ce matin, mon cœur ! Vos yeux brillent comme des escarboucles et vos lèvres...
Quittant sa pose nonchalante, il s'était assis sur le bord du lit, l'enfermait dans ses bras avec une grande douceur, sans la serrer le moins du monde. Lentement, avec une sorte de recueillement, il l'embrassa, fermant à demi les yeux. Une pensée absurde et saugrenue traversa l'esprit de Catherine. Il lui rappelait exactement l'oncle Mathieu dans sa cave de Marsannay, quand il goûtait le vin précieux d'un tonneau ! Par contre, les lèvres de Philippe avaient une étrange habileté qui ne rappelait en rien la brutalité un peu vorace d'Arnaud.
Son baiser était une véritable caresse, contrôlée, pensée et tendant uniquement à éveiller le plaisir dans un corps de femme. Son contact était léger, léger... mais Catherine se sentit défaillir. Elle avait l'impression d'être sur une pente glissante qui l'entraînait, de plus en plus vite, vers quelque chose qu'elle ne discernait pas. Il n'y avait rien à quoi elle pût se raccrocher... C'était un vertige délicieux et terrible où le cœur n'entrait en rien. Mais le corps, lui, s'en grisait sournoisement.
Lorsque, sans quitter sa bouche, Philippe la recoucha, elle eut un petit soupir et demeura immobile, attendant ce qui allait suivre. Or, il ne se passa rien. Avec un autre soupir, énorme celui-là, Philippe la lâchait, se redressait :
— Quel dommage que j'aie à faire pour l'heure, ma mie ! En vérité, c'est la chose la plus aisée du monde qu'oublier tout auprès de vous.
Malgré ses paroles, il paraissait étrangement maître de lui. Il souriait mais ses yeux gris demeuraient froids. Catherine, mal à l'aise, eut la sensation qu'il l'observait. Sans cesser de la regarder, il retourna auprès du lutrin, prit une petite cloche posée dessus et sonna. Un page parut, salua.
— Va dire au capitaine de Roussay que je l'attends, avec qui il sait.
Puis quand le jeune garçon, sur un nouveau salut, se fut éclipsé, il revint à Catherine, expliqua :
— Pardonnez-moi de me livrer en votre présence aux affaires de l'État, fit-il avec un sourire courtois qui n'atteignait pas ses yeux. Mais je désire en terminer devant vous avec celle-ci, afin que vous soyez pleinement satisfaite et rassurée. J'espère que vous serez heureuse...
Avant que Catherine, qui n'avait rien compris à ce petit discours, ait pu répondre, la porte de la chambre s'était ouverte sous la main du page. Trois hommes entrèrent. Le premier était Jacques de Roussay mais, en reconnaissant les deux autres, Catherine se mordit les lèvres pour ne pas crier : c'étaient Arnaud et son ami Xaintrailles.
Étranglée par une douleur aussi fulgurante qu'un coup de dague, elle sentit la vie l'abandonner. Le sang quittait son visage, ses mains, pour refluer tumultueusement à son cœur qui parut s'arrêter. Elle comprenait maintenant le piège auquel l'avait prise Philippe afin de s'assurer qu'elle ne lui avait pas menti en prétendant qu'une simple amitié d'enfance la liait à Montsalvy. Dans ce lit que le soleil éclairait en plein et dans ce vêtement diaphane qui laissait deviner son corps, auprès de Philippe en robe de chambre, elle était clouée au pilori.
Comment Arnaud pourrait-il douter encore de ses relations avec le duc ? Elle ne voyait de lui qu'un profil figé. Il ne la regardait pas mais, lorsqu'il était entré, elle avait reçu en pleine figure son regard chargé de mépris.