Sous les jambes rapides des trois coureurs, les rues et les places défilaient. Nul ne songeait à s'étonner de cette course éperdue.
L'agitation était toujours intense dans la ville. On pouvait même dire qu'elle augmentait encore. La Bastille investie, l'hôtel Saint- Pol envahi, les familiers du Dauphin capturés, tout cela jetait le peuple dans une joie fiévreuse qui se traduisait en cortèges délirants, en chants et en danses autour des fontaines et dans les carrefours.
Personne ne faisait attention à ce groupe pressé qui ne s'agitait, tout compte fait, pas beaucoup plus que les autres. Mais l'aspect des choses changea quand, après avoir contourné le Grand-Châtelet par la rue Pierre-à-Pois- son, on fut en vue du Pont-au-Change. Les torches qui brûlaient, fichées dans le mur près de la voûte du Châtelet, éclairaient les armes de deux archers postés à l'entrée du pont. L'un d'eux se préparait même à tendre la lourde chaîne pour le fermer durant la nuit, isolant ainsi la Cité du reste de Paris. Aucun des fugitifs n'avait prévu que le pont pourrait être gardé militairement ce soir. Les deux soldats portaient le tabard de la Prévôté de Paris : autant dire qu'ils étaient tout dévoués aux insurgés...
Michel posa Catherine à terre et regarda ses compagnons. Barnabé fit la grimace.
— Je ne peux plus vous aider en rien, les enfants. Je vois là des gens à qui j'aime autant ne pas me frotter. Alors, je me tire, c'est plus prudent ! Vous vous débrouillerez mieux sans moi avec les gaffres. Et toi, prends bien soin de mon beau costume, ajouta-t-il avec une grimace comique à l'adresse de Michel.
Les quatre complices s'étaient arrêtés, franchie la voûte du Châtelet, à l'abri d'un contrefort de l'église Saint-Leufroy dont le chevet s'alignait sur les maisons du pont. Le ciel pluvieux avait par endroits de curieuses lueurs rouges, là où des feux avaient été allumés en plein vent. D'épais nuages, d'un noir de plomb, s'y détachaient. La pluie se remit à tomber. Barnabé s'ébroua comme un chien maigre.
— Cette fois, ça va flotter pour de bon ! Je me rentre ! Le bonsoir, les enfants et bonne chance aussi, à vous trois !...
Avant que les autres eussent trouvé le temps de dire un seul mot, il s'était évanoui dans l'ombre aussi silencieusement qu'un fantôme et sans qu'il fût possible de savoir par où il avait disparu. Catherine s'était assise sur une borne pour attendre ce qu'on allait décider. Ce fut Michel qui parla le premier :
— Vous avez couru assez de dangers comme cela, tous les deux.
Rentrez chez vous ! Puisque nous voici à la Seine, je vais descendre sur la berge et voler une barque. Je m'en sortirai, j'en suis certain...
Mais Landry lui coupa la parole.
— Non vous n'y arriverez pas. Il est trop tôt et puis il faut savoir où l'on peut voler une barque sans difficulté.
— Il paraît que vous savez, vous ? sourit Michel.
Bien sûr. Les grèves et le fleuve, je les connais bien. Je suis toujours à traîner dessus. Vous ne pourrez même pas gagner la berge, il y a encore trop de monde dehors.
Comme pour lui donner raison, des clameurs se firent entendre derrière le Châtelet tandis que, sur la berge, au-delà du pont, des groupes porteurs de torches accouraient. Une seconde plus tard, une voix tonnante éclatait, dominant le tumulte si bien qu'elle fut bientôt seule à se faire entendre.
— Écoutez, fit Catherine, c'est Caboche qui harangue le peuple !
S'il vient par ici et nous voit, nous sommes perdus.
Michel de Montsalvy hésitait. Comparativement à la voix menaçante dont il ne pouvait comprendre les paroles, à la force dangereuse qu'elle dénonçait, le pont obscur, gardé seulement par deux hommes, semblait rassurant. Très peu de lumières se montraient aux fenêtres de ses maisons soit parce que les habitants, mêlés aux manifestants, étaient absents soit parce que, terrifiés, ils étaient déjà couchés. Landry saisit la main du jeune homme.
— Venez, ne perdons plus de temps ! Il faut risquer ça, c'est votre seule chance. Laissez-moi faire, surtout, je saurai quoi dire aux soldats. Surtout ne dites pas un mot. Vous avez une façon de parler qui sent son seigneur d'une lieue.
Il n'y avait rien d'autre à faire. La foule devait s'amasser derrière le Châtelet. Il arrivait encore du monde, sur les berges. Avec un regard de regret à l'eau noire du fleuve, Michel se rendit. D'un même mouvement les trois jeunes gens se signèrent rapidement. Michel saisit la main de Catherine, tira son capuchon jusqu'au menton et suivit Landry qui s'avançait déjà, hardiment, vers les gardiens du pont.
— Je vais prier très fort Madame la Vierge pendant que Landry parlera, chuchota Catherine. Il faudra bien qu'elle m'écoute !
Depuis que le danger les environnait de si près, il s'était passé quelque chose en elle. Rien ne l'intéressait plus que le salut de Michel.
Comme ils atteignaient la chaîne du pont, les nuages qui, depuis une heure se contentaient de verser quelques gouttes par-ci, par-là, crevèrent brusquement en une véritable trombe d'eau. En un instant la poussière devint boue et les deux gardes coururent se mettre à l'abri sous l'auvent de la première maison.
— Hé là ! vous deux ! cria Landry, on voudrait bien passer !
L'un des deux hommes s'avança méfiant et furieux d'être ainsi ramené sous la douche, traînant son arme.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
— Passer sur le pont. On y habite. Moi je suis Landry Pigasse et mon amie est la fille de maître Legoix, l'orfèvre. Dépêchez-vous, on va être trempés, sans compter qu'on va sûrement recevoir une bonne raclée pour rentrer si tard.
— Et celui-là ? Qui c'est ? fit le garde en désignant Michel immobile, les mains au fond de ses larges manches, la tête modestement baissée sous le capuchon.
Landry ne se démonta pas. Sa réponse était toute prête.
— Un mien cousin, Perrinet Pigasse. Il arrive tout juste de Galice où il est allé prier Monseigneur Saint- Jacques pour son âme pécheresse et je le ramène à la maison.
— Pourquoi ne parle-t-il pas lui-même ? Il est muet ?
— Presque ! C'est un vœu qu'il a fait en traversant la Navarre où des bandits ont voulu le mettre à mal. Il a promis de ne pas sonner mot pendant une année s'il pouvait revoir le pays.
Ce genre de vœu n'avait rien de rare et le soldat n'y trouva pas à redire.
Et puis il en avait assez de parlementer sous la pluie qui tombait de plus en plus fort. Il souleva la lourde chaîne.
— C'est bon, passez !
En sentant sous leurs pieds le sol raboteux du pont, Landry, et Catherine auraient volontiers dansé de joie malgré la pluie qui leur dégoulinait dans le cou. Ils entraînèrent Michel au pas de course jusqu'à la maison des Legoix.
Dans la cuisine, qui servait aussi de pièce commune et faisait suite à l'atelier d'orfèvre de Gaucher Legoix, Loyse s'activait devant l'âtre, remuant dans la grosse marmite de fer pendue au-dessus des flammes, un appétissant ragoût. Quelques gouttes de sueur perlaient sur le front de la jeune fille près de la racine des cheveux blonds. Se détournant, elle regarda Catherine comme si l'adolescente revenait d'un autre monde et resta sans voix. Dans sa robe déchirée, couverte de boue et inondée de la tête aux pieds, la jeune fille avait l'air de sortir d'un égout. Mais, voyant que Loyse était seule, Catherine respira à fond et sourit à sa sœur le plus naturellement du monde.
— Où sont les parents ? Tu es toute seule ?
— Veux-tu me dire d'où tu viens, et dans cet état ? articula enfin Loyse, revenue de sa surprise. Voilà des heures qu'on te cherche !
Désireuse, à la fois, de mesurer l'étendue des reproches qui l'attendaient, de faire le point de la situation et de masquer sous la conversation le léger grincement de la trappe, située dans l'atelier et que Landry devait ouvrir en ce moment pour faire descendre Michel dans sa cachette, la jeune fille répondit par une autre question, élevant un peu plus la voix.