Pourtant, Catherine, habituée par des voyages précédents aux fastes de la Ronce Couronnée, donnait ce jour-là toute son attention à l'intense mouvement de la rue. Depuis le petit matin, la ville entière y défilait dans ses plus beaux atours.
À demi habillée, ses cheveux tombant en désordre sur son dos, la jeune fille, un peigne à la main, se penchait tant qu'elle pouvait à la fenêtre de sa chambre, sourde aux récriminations de l'oncle Mathieu qui, dans la pièce voisine, maugréait depuis son réveil. Le drapier, ses affaires faites, aurait voulu repartir dès l'aube pour Dijon, mais Catherine, après une dure bataille, avait arraché la promesse que l'on ne partirait que le soir, afin d'assister à la célèbre procession du Saint-Sang, la plus grande fête de la ville.
Elle était parvenue sans trop de peine à faire admettre son point de vue à Mathieu Gautherin. Il avait bougonné un long moment, répété que les fêtes étaient tout juste des occasions de dépenser de l'or à la pelle, rappelé qu'on l'attendait en Bourgogne pour des choses qui ne souffraient aucun retard, mais finalement, s'était laissé convaincre...
comme d'ailleurs il le faisait toujours parce qu'il était parfaitement incapable de refuser quoi que ce soit à sa ravissante nièce. Et le brave homme avait galamment souligné sa défaite en offrant à son gentil vainqueur une merveilleuse coiffure de dentelles blanches et des épingles d'or pour la fixer.
Las de parler aux murs de sa chambre ou de se pencher à la fenêtre pour morigéner ses valets occupés à charger des mules avec ses dernières acquisitions, Mathieu Gautherin entra chez sa nièce. La trouvant si peu avancée dans sa toilette, et à demi passée par la fenêtre, il éclata :
— Comment ! Tu n'en es que là ? La procession va quitter la basilique dans quelques minutes et toi tu n'es même pas coiffée.
Catherine se retourna vers son oncle, le vit planté au milieu de la pièce, bras croisés, jambes écartées et le chaperon de travers sur sa grosse figure rouge d'indignation, elle courut se pendre à son cou, lui planta sur les joues une foule de petits baisers, traitement que Maître Mathieu appréciait infiniment, même s'il se fût fait couper un bras plutôt que de l'avouer.
— J'en ai pour une minute, mon oncle. Mais tout est si beau ce matin !
— Peuh ! On dirait que tu n'as jamais vu une procession.
— Je n'ai pas encore vu celle-là. Et je n'ai surtout jamais vu autant de beaux atours dans une seule rue. Il n'y a pas une femme qui ne porte velours, satin ou cendal1, voire brocart. Toutes ont des dentelles, des bijoux, même celles qui criaient hier encore le poisson sous la Water-Halle !
Tout en parlant, Catherine activait sa toilette. Elle enfila vivement une longue robe de cendal bleu pâle qui se relevait légèrement devant pour laisser voir une jupe blanche finement rayée d'argent, assortie à la gorgerette que montrait la profonde échancrure pointue de la robe.
Puis, vivement, elle natta et releva ses cheveux, ajusta dessus l'escoffion de dentelle en forme de croissant dont une barbe passait sous son menton, soulignant l'ovale du visage. Après quoi, elle se tourna vers son oncle.
— Comment suis-je ?
La question était superflue. Le regard plein d'affection de Mathieu reflétait la beauté de Catherine aussi bien qu'un miroir. Car, la prédiction de Sara s'était réalisée. À vingt et un ans, la jeune fille était la plus ravissante créature qui se puisse voir. Ses yeux, immenses et changeants, éclairaient son visage où les taches de rousseur avaient fait place à un joli teint velouté, rose et doré évoquant irrésistiblement les pétales d'une rose thé. Quant aux longs cheveux d'or de la jeune fille, ils faisaient toujours l'admiration de tous. Pas très grande, Catherine avait un corps parlait. Ses proportions, sa grâce et ses formes à la fois pleines et délicates, avaient de quoi ravir le peintre le plus exigeant. Et c'était le grand désespoir de Mathieu Gautherin, de sa sœur Jacquette et de tous les membres de la famille que Catherine qui traînait
I. Sorte de taffetas léger.
après elle, depuis l'âge de seize ans, une longue file de cœurs masculins, refusât toujours aussi énergiquement de se marier. Il semblait que son pouvoir sur les hommes l'amusât seulement, et même l'irritât un peu.
— Tu es la jeunesse et le printemps en personne, fit Mathieu sincère, il est seulement dommage qu'aucun gentil garçon n'ait le droit d'espérer en être un jour le maître...
— Je ne vois pas en quoi j'y gagnerais. Après le mariage, la beauté des femmes se fane et perd de son éclat.
Mathieu leva les bras au ciel.
— Quel raisonnement ! Mais, malheureuse...
— Mon oncle, coupa gentiment Catherine, nous allons être en retard.
Tous deux sortirent de la chambre. Dans la cour de l'auberge où les servantes chargées de plats et de volailles couraient de côté et d'autre en faisant voler leur coiffe, Mathieu fit encore quelques recommandations à ses valets, leur intima l'ordre de rester veiller sur les chargements, de ne pas aller boire au cabaret et leur promit les pires châtiments s'ils enfreignaient ses ordres. Puis, salués bien bas par Maître Cornélis, l'oncle et la nièce se retrouvèrent dans la rue.
La foule s'entassait à mesure qu'elle arrivait, sur la place du bourg, devant la basilique du Saint-Sang.
En approchant des Halles, Mathieu et sa nièce éprouvèrent de grandes difficultés à avancer. Insensible au léger remous que sa beauté soulevait sur son passage, Catherine marchait le nez en l'air, avide de ne rien laisser échapper du spectacle.
Les riches maisons de la place, peintes et enluminées comme des images de missel, disparaissaient presque sous des flots de soieries multicolores, des tapisseries précieuses, tissées de soie, d'or et d'argent, sorties pour la circonstance de l'ombre des demeures.
pour briller au soleil de la rue. Des guirlandes de fleurs couraient d'une maison à l'autre et, sur le chemin qu'allait suivre la procession, un épais tapis d'herbes fraîches, de roses rouges et de violettes blanches, recouvrait les gros pavés inégaux. Devant les maisons, on avait sorti, sur des dressoirs recouverts de brocarts et de velours rouges ou blancs, les trésors d'orfèvrerie des familles. Coupes, hanaps, plats d'or ou d'argent, sertis de pierres fines ou ciselés en dentelle, témoignaient de la richesse de la maison et s'offraient au regard admiratif des passants, gardés toutefois par de solides valets.
Malgré ses efforts, Catherine ne put même pas entrevoir la vieille basilique romane où dormait l'insigne relique. La forêt de bannières, de flammes de soie brodées, de pennons bariolés, dansant au bout des lances des seigneurs flamands formait comme un champ de fleurs balancées par le vent et cachait l'église. Les portes, grandes ouvertes, laissaient s'échapper des flots d'harmonie, des cantiques clamés par de solides gosiers flamands sur fond d'orgues rugissantes. Il fallut s'en contenter !
Après de valeureux efforts, l'oncle et la nièce parvinrent à s'installer à l'angle des halles, l'un des meilleurs endroits. Située en face du Palais Ducal, cette encoignure permettait d'avoir une vue d'ensemble sur la vaste place du marché et sur celle du bourg. Deux commères qui s'étaient prises de querelle pour une obscure histoire de coiffe prêtée et non rendue, et que les archers avaient dû séparer, avaient créé un trou dans la foule, lequel trou avait été aussitôt exploité par Mathieu.
Il avait pu s'assurer ainsi la possession de la borne d'angle des Halles qui leur permettrait, le moment venu, de se hausser un peu au dessus de la mer humaine pour voir passer le Saint- Sang. Le précédent locataire de la borne, un long personnage vêtu de velours safran et doté d'une figure morose, toute en ligne descendante, avait bien voulu se pousser un peu pour faire place à la jeune fille. Il avait même plissé les lèvres en une grimace aimable pouvant à la rigueur, passer pour un sourire.