— Tu viens ? Ils sont entrés...
La petite eut un mouvement de recul. Ses yeux sombres fixaient la porte arrachée avec une sorte d'angoisse.
— Je crois que je n'en ai plus envie, dit-elle d'une très petite voix.
— Ne fais pas la sotte ! Que crains-tu ? Et jamais tu ne reverras rien de pareil. Allons viens !
Landry était rouge d'excitation. Il avait hâte maintenant de suivre les autres et de prendre sa part du pillage. Son irrépressible curiosité de gamin de Paris jointe au goût de la violence qu'il portait en lui était prête à l'emporter. Catherine comprit qu'il la laisserait seule, au besoin, au milieu de la rue, si elle refusait de le suivre. Alors elle se décida.
D'ailleurs, la rue Saint-Antoine était loin d'être vide. Un peu plus loin que l'hôtel Saint-Pol, tassée entre l'hôtel des Tournelles, la porte Saint-Antoine, les tours crénelées de la Bastille et l'hôtel du Petit-Musc, une autre masse populaire assiégeait la forteresse encore neuve dont les murs blancs s'élevaient si haut au-dessus de sa tête. On savait que l'ancien Prévôt de Paris, Pierre des Essarts accusé de trahison par les émeutiers s'y était enfermé avec 500 hommes d'armes pour tenir la ville en échec. Une foule sans cesse grossie grondait aux portes, traînant des armes, décidée à démolir la Bastille, pierre par pierre, pour en arracher des Essarts. De l'autre bout de la rue, vers la place de Grève, d'autres groupes arrivaient en courant. Certains s'engouffraient dans l'hôtel Saint-Pol, d'autres couraient sus à la forteresse.
Une fenêtre s'ouvrit dans la façade de l'hôtel royal. Un bahut en jaillit qui s'écrasa sur le sol dans un tintamarre de vaisselle métallique.
Cette vue et ce bruit décidèrent Catherine tout à fait. Saisissant la main de Landry, elle se précipita sous le porche dont les portes arrachées pendaient à leurs gonds énormes. La curiosité dominait maintenant la peur chez la jeune fille et elle ouvrait de grands yeux, ravis d'avance de ce qu'ils allaient découvrir.
Mais le vaste jardin dans lequel ils se trouvèrent, une fois les murailles franchies, était déjà dévasté par la ruée de la foule. Les plates-bandes ceinturées de petit buis qui avaient dû enfermer des lys, des roses et des violettes, ne montraient plus que la terre foulée, des tiges brisées, dépouillées de leurs feuilles, des pétales souillés, écrasés. Lys et roses gisaient dans la boue, piétinés.
Au-delà, Catherine découvrit le monde en réduction qu'était l'hôtel Saint-Pol, petite ville dans la ville.
Autour de jardins, de vignes et de bosquets coupés de cloîtres, de cours et de galeries ajourées, il déployait un énorme ensemble de résidences et de chapelles, de métairies, d'écuries et de communs où logeait une armée de serviteurs. Il y avait aussi des ménageries pleines de lions, de léopards de chasse, d'ours et d'autres animaux étranges, des volières remplies d'oiseaux exotiques. Trois demeures distinctes composaient la résidence royale : l'hôtel du Roi bordant les jardins du côté de la Seine, celui de la Reine sur la petite rue Saint-Pol et celui du Dauphin, que l'on nommait aussi hôtel de Guyenne et qui donnait directement sur la rue Saint-Antoine.
C'était vers ce bâtiment que se portait, pour le moment, tout l'assaut de la foule. Dans les jardins, entre l'hôtel de Guyenne et les autres demeures, des hommes d'armes se massaient en courant pour interdire le passage vers le Roi ou la Reine. Mais la foule n'en avait cure, elle avait, pour le moment, ce qu'il fallait à se mettre sous la dent.
Les cours et les escaliers de l'hôtel de Guyenne étaient pleins de monde. Le vacarme y était effroyable, répercuté par les voûtes de pierre et l'immensité des salles. Catherine mit ses mains à ses oreilles.
Des cadavres de serviteurs en cottes de soie violette jonchaient déjà le sol tandis que les précieux vitraux des fenêtres volaient en éclats. Aux murs des escaliers de pierre blanche, les tapisseries à personnages pendaient, arrachées, les fresques se trouaient de coups de hache ou de cette masse ferrée qui servait à abattre les bœufs à l'écorcherie. Dans une vaste salle, la table, toute servie pour le festin, était mise au pillage. On glissait dans les flaques de vin et de sang, dans les sauces grasses et les confitures, on s'arrachait les pâtés et les pièces rôties, on butait dans les armes et les plats jetés un peu partout quand ils n'étaient pas d'or ou d'argent. On s'écrasait. Mais, grâce à leur agilité et à leur souplesse, Landry et Catherine parvinrent jusqu'au premier étage sans avoir été trop molestés. Catherine s'en tirait avec une estafilade à la face et quelques cheveux arrachés. Le garçon était même parvenu à s'emparer, sur un coin de table, de quelques petits pains à la frangipane qu'il partagea équitablement avec son amie. Ils furent les bienvenus : Catherine mourait littéralement de faim.
Tout en croquant ce ravitaillement inattendu, ils se trouvèrent poussés, par un remous de la foule, dans une grande pièce d'où partaient des cris et des éclats de voix. Cette salle parut à Catherine le comble de la magnificence. Elle n'avait jamais rien vu de comparable aux immenses tapisseries de soies multicolores, parfilées d'or, qui pendaient aux murailles. Elles représentaient de belles dames, en robes rutilantes, se promenant dans des prairies émaillées de fleurs avec de grands chiens blancs ou bien, écoutant de la musique, assises sous un dais à glands d'or. Une énorme cheminée de pierre blanche, découpée aussi finement qu'une dentelle occupait tout le fond de la pièce avec un grand lit surélevé de trois marches et tout drapé, depuis le baldaquin jusqu'aux degrés, de velours violet à crépines d'or. Les armes de Guyenne et de Bourgogne étaient frappées sur le chevet.
Tout autour de la pièce, ce n'étaient que dressoirs chargés de vases, de coupes ciselées et rutilantes de pierreries et aussi de ces vases aux formes fantastiques, venus de Venise et dont les verreries irisées luttaient d'éclat avec les plus beaux joyaux. Les yeux de Catherine brillaient comme des étoiles en contemplant toutes ces choses mais elle n'eut guère le loisir de s'y attarder longtemps. La scène à laquelle ce beau décor servait de cadre était suffisamment dramatique.
Dans les deux personnages debout devant la cheminée, Catherine reconnut le duc de Bourgogne et son fils, Philippe de Charolais, qu'elle voyait souvent passer sur le pont, devant la maison de ses parents. Mais jamais elle n'avait vu de si près le redoutable Jean-Sans-Peur. Bien planté sur ses jambes courtes, regardant toutes choses de ses yeux à fleur de tête, il semblait tenir tout le fond du décor. Il y avait, dans cet homme, quelque chose d'implacable comme le destin.
Très différent de son père était le comte Philippe de Charolais. Il était grand pour ses dix-sept ans, mince et blond, avec un regard fier et un maintien imposant, des traits fins et une bouche spirituelle qui devait aimer sourire. Vêtu de vert et d'argent, il se tenait un peu en arrière de son père, dans une attitude déférente. Le regard de Catherine s'attarda un instant sur lui parce qu'elle le trouvait beau et d'agréable tournure. Mais auprès d'eux, s'adressant au duc d'une voix tremblante de colère et de douleur, il y avait un gros jeune homme de seize ou dix-sept ans, vêtu d'un costume somptueux, mi-partie écarlate, mi-partie noir et blanc, barré d'un grand baudrier d'or. Le chagrin et la fureur impuissante étaient peints sur les traits mous de ce garçon qui, Landry le chuchota à son amie, était le Dauphin Louis de Guyenne.
Autour des trois personnages où se centralisait le drame, des émeutiers maîtrisaient à grand-peine plusieurs seigneurs, blessés et sanglants, mais se débattant encore furieusement. Un corps poignardé gisait sur le dallage de marbre noir et blanc, perdant son sang lentement. Et le contraste était saisissant entre l'impassibilité apparente des deux Bourguignons, la fureur des émeutiers et les larmes que versait le Dauphin dont les mains se tendaient maintenant en un geste d'imploration. Au premier rang des furieux Catherine pouvait voir s'agiter Caboche, son chaperon blanc en bataille, la chemise trempée de sueur, contrastant avec la robe noire, les gestes mesurés et le maintien glacial de Pierre Cauchon. C'est ce dernier, si calme, qu'elle jugea effrayant.