Que dirait Mathieu s'il la surprenait dans la chambre du blessé ?
Pour éviter de répondre à cette question, la jeune fille songea qu'il devait dormir à l'écurie et ne remonterait sûrement pas. Pourquoi faire
? Alors, incapable de résister plus longtemps au désir qui la poussait en avant, elle posa la main sur le loquet de la porte et entra.
Arnaud dormait, le Noir aussi. Le grand corps de l'esclave soudanais barrait l'âtre de la cheminée, roulé sur lui-même à la manière d'un gros chien. Le blessé reposait dans son lit, rigide, la tête disparaissant dans le gros pansement qui lui restituait un heaume tout de blancheur. L'étrange appareil, fait de morceaux de bois et d'une bande de toile trempée dans la bouillie de farine, que le médecin cordouan avait posé à sa jambe brisée, l'obligeait à rester étendu sur le dos et donnait à son immobilité une allure tragique. Impressionnée, Catherine demeura un moment, appuyée d'un bras au chevet du lit, regardant le visage aux yeux clos. Un banc de bois, garni de coussins rouges, était rangé le long du mur. Elle essaya de le tirer vers le lit mais il était trop lourd. Elle renonça, se contenta de se laisser tomber dessus, les mains jointes au creux de ses genoux.
La respiration du blessé, un peu haletante, emplissait toute la pièce avec un léger ronflement. Il ne semblait pas souffrir. Et, tandis qu'elle le regardait silencieusement, Catherine se dit qu'il était vraiment plus beau que Michel. Peut-être parce qu'il était plus viril, plus homme, alors que son frère sortait à peine de l'adolescence. Il pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans et, sous l'insolite coiffure confectionnée par le Maure, la netteté un peu rude mais infiniment pure du visage ressortait comme une ciselure sur un écrin. Nez fier, menton énergique et carré où la barbe non rasée mettait une ombre bleue, ce visage était sans douceur à l'exception de l'ombre des cils, longs comme ceux d'une femme, mais non sans charme. Ce charme, Catherine le subissait avec une intensité qui l'étonnait. Elle ne comprenait rien à ce trouble, né des profondeurs de son être. Il la ravageait et faisait monter à ses joues d'aussi soudaines qu'incompréhensibles rougeurs.
Dans la cheminée, une bûche s'écroula dans une gerbe d'étincelles, roula devant l'âtre. Catherine se leva, prit les pincettes et replaça la bûche dans le brasier. Puis revint à son banc. Le Noir avait remué un peu, grognant vaguement dans son sommeil, mais Arnaud n'avait pas bougé. Avec un soupir, la jeune fille se laissa aller contre le dossier de son siège. Le vacarme de l'orage s'éloignait. Seule, la pluie crépitait encore sur le toit mais, dans la chambre bien close, il faisait bon et l'on se sentait à l'abri.
Peu à peu, le bruit monotone des gouttes d'eau agit sur Catherine dont la tête s'alourdit. Elle finit par s'endormir, à demi couchée sur le banc. Elle ne vit pas la porte s'ouvrir et le volumineux turban du petit médecin maure apparaître dans l'embrasure. Les yeux vifs parcoururent la chambre, s'arrêtèrent d'abord sur le blessé mais, constatant qu'il dormait paisiblement, ne s'y attardèrent pas. Par contre, une étrange expression se peignit sur le visage cuivré en découvrant Catherine endormie sur son banc. Le premier mouvement d'Abou-al-Khayr fut d'aller vers elle pour l'éveiller, mais il s'arrêta en chemin, haussa les. épaules. Un sourire ironique retroussa ses lèvres et, aussi doucement qu'il était entré, il quitta la chambre, refermant sans bruit la porte derrière lui.
Catherine ne sut pas que le petit médecin, rencontrant Mathieu dans la galerie, lui avait formellement déconseillé d'entrer chez le blessé, alléguant la légèreté de son sommeil fébrile. Et le drapier s'en était allé coucher à l'écurie sans se douter que sa nièce dormait dans la chambre du chevalier.
Vers quatre heures et demie du matin, Catherine ouvrit ses paupières qui lui parurent pesantes. Le jour commençait à poindre et, dans la basse-cour de l'auberge, un coq enroué essayait de faire croire qu'il chantait le nouveau soleil. Arnaud ne semblait pas avoir bougé d'une ligne et, devant l'âtre éteint et froid, le Nubien dormait toujours, ronflant avec obstination. Avec quelque peine, et non sans grimacer de douleur, Catherine se redressa. Son dos et ses reins lui faisaient mal. Sans faire de bruit, elle alla à la fenêtre, l'ouvrit pour regarder au-dehors.
La pluie avait cessé, encore qu'elle demeurât à terre sous forme de grandes flaques où se reflétait la lumière rose du ciel. Les arbres, les feuilles étaient vernis de neuf. Cela sentait l'étable chaude et la terre mouillée, une bonne odeur de campagne que la jeune fille respira avec délices. Elle s'étira comme une chatte avec des mouvements lents et gracieux, bâilla puis, posément, défit ses nattes emmêlées pour donner de l'air à ses cheveux. À pleines mains elle les gonfla, les fit mousser, heureuse de sentir leur soie vivante sur son dos. Puis, refermant la fenêtre, elle revint vers le lit.
Les yeux fermés, le blessé dormait avec application, une moue légère à ses lèvres dures, un pli creusé à la racine du nez. Il semblait si jeune, ainsi, tellement désarmé et attendrissant que Catherine ne résista pas à l'impulsion qui lui vint. Se laissant glisser à genoux auprès du lit, elle appuya sa joue à la main brune, abandonnée, paume en dehors, sur la couverture. Elle était chaude, cette main, mais la peau, durcie par le maniement quotidien des armes, râpait un peu. Catherine y colla ses lèvres avec une ferveur qui la surprit. Une boule se gonflait dans sa gorge. Elle avait à la fois envie de pleurer et de rire. Mais, surtout, elle souhaitait inconsciemment que cette minute de douceur durât une éternité. Le monde, autour d'elle, s'était évanoui. Il n'y avait qu'elle et Arnaud, enfermés dans un cercle magique, aux invisibles murs duquel se brisait la réalité. Pour un instant, il était à elle, à elle seule...
Prisonnière d'un charme tout-puissant, Catherine ne se rendit pas compte que, sous ses lèvres, la main bougeait, qu'une autre main se glissait dans le flot de ses cheveux répandus sur le lit. Mais, quand les deux mains réunies emprisonnèrent son visage et le soulevèrent, elle comprit que le blessé était réveillé. Tourné sur le côté, à demi soulevé sur un coude, il la regardait et, lentement, l'attirait à lui. Elle poussa un petit cri, voulut dégager sa tête.
— Messire... laissez-moi. Je...
— Chut ! fit-il seulement. Tais-toi !
Subjuguée par l'autorité du ton, elle se tut, cessa de se défendre.
Elle n'en sentait ni l'envie ni la force. Dans sa poitrine, son cœur cognait si fort qu'il l'étouffait presque. Elle était fascinée par la passion de ces yeux noirs, à chaque instant plus proches. Les mains du jeune homme avaient quitté son visage. Il l'enfermait maintenant dans ses bras, l'attirant auprès de lui sur le lit irrésistiblement, avidement...
Quand il la coucha contre lui, coincée par les muscles durs de sa poitrine, Catherine frissonna de tout son corps. Une sueur légère mouillait la peau brune du jeune homme. Il sentait le lit chaud, la fièvre et une autre odeur qu'elle ne pouvait définir, peut-être le baume dont sa blessure à la tempe avait été enduite ? Arnaud respirait fort et son souffle emplissait les oreilles de sa prisonnière consentante. Elle l'entendit jurer entre ses dents parce que sa jambe immobilisée le gênait. Mais elle ne chercha pas même à se défendre.
Inconsciemment, elle avait attendu depuis toujours un moment comme celui-là...
Elle gémit pourtant quand la bouche dure s'abattit sur la sienne, la violentant avec une ardeur d'affamé. Des bruits de cloches éclataient dans sa tête, un carillon de joie aussi primitive que la terre elle-même.