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Le jeune écuyer avait été captif avec son seigneur et de là était partis sa fortune et son anoblissement, pour le dévouement donné à ce moment pénible.

Pour les femmes de Dijon, Garin de Brazey était une énigme car il restait obstinément célibataire, n'en regardait jamais aucune malgré les avances nombreuses que l'on ne lui ménageait pas. Riche, point laid, bien en cour et passant pour spirituel, il n'était guère de famille bourgeoise ou de petite noblesse qui ne l'eussent accueilli bien volontiers. Mais il ne semblait rien voir des sourires prodigués, vivait seul dans son magnifique hôtel du bourg, au milieu de nombreux domestiques et de précieuses collections.

Quand enfin Loyse consentit à se lever, Catherine se hâta de la suivre mais n'en remarqua pas moins que l'œil unique de l'argentier s'était fixé sur elle. Les deux jeunes filles, quittant la chapelle, s'enfoncèrent dans les ombres profondes de l'église, des ombres qui s'obscurcissaient à mesure que l'on s'éloignait du halo lumineux de la Vierge Noire. Elles marchaient l'une derrière l'autre avec précaution car, à cette époque où l'on enterrait beaucoup dans les églises, le sol, toujours bouleversé, offrait des dénivellations soudaines et dangereuses, des trous et des ornières dans lesquels il était courant de se tordre le pied.

Ce fut ce qui arriva à Catherine qui marchait derrière sa sœur. Elle allait atteindre le grand bénitier de cuivre quand son pied tourna sur une dalle brisée. Elle tomba lourdement à terre avec un gémissement de douleur.

— Quelle maladroite ! grommela Loyse. Tu ne peux pas faire attention ?

— On n'y voit rien, protesta Catherine.

Elle fit un effort pour se lever mais retomba avec une nouvelle plainte...

— Je ne peux pas me lever, j'ai dû me fouler le pied. Aide-moi...

— Laissez-moi vous aider, demoiselle, fit une voix grave qui semblait venir de très haut au-dessus de la tête de la jeune fille.

En même temps, Catherine voyait une grande ombre se pencher vers elle. Une main sèche et chaude la saisit, la releva en même temps qu'un bras ferme ceinturait sa taille, la maintenant solidement.

— Appuyez-vous sur moi sans crainte... Sous le porche nous trouverons mes gens qui vous porteront chez vous.

Loyse avait couru en avant, ouvert la porte de l'église laissant entrer un large rai d'éclatante lumière blonde, tout le soleil du dehors atténué malgré tout par l'ombre du profond porche. Catherine put voir le visage de celui qui la tenait ainsi dans ses bras : c'était Garin de Brazey.

— Oh, messire, fit-elle confuse, ne vous donnez pas ce mal... Mon pied paraît moins douloureux. D'ici quelques instants je pourrai certainement marcher assez bien.

— Vous parliez de foulure pourtant ?

— C'est que la douleur a été si forte qu'elle m'a porté au cœur mais je la sens qui s'éloigne. Cela va bien mieux ! Grand merci, messire...

Sous le porche, elle se dégageait du bras qui la tenait et qui ne tenta pas de la retenir, exécutait en rougissant une gentille révérence un peu chancelante.

— J'ai honte, messire, d'avoir troublé vos prières...

Quelque chose qui pouvait passer pour un sourire

passa sur le visage de l'orfèvre.

En pleine lumière, le bandeau noir sur son œil prenait toute sa valeur tragique et, dans tout ce noir qui le vêtait, Garin de Brazey était assez effrayant.

— Vous n'avez rien troublé, fit-il brièvement, et la honte sied à un visage aussi charmant.

Ce n'était pas un compliment, rien qu'une constatation calme et sincère. D'ailleurs, Catherine n'eut pas le temps de voir augmenter sa confusion. Déjà, le gardien de la couronne s'inclinait brièvement et s'éloignait vers le coin de la place où un valet vêtu de violet et d'argent maintenait un cheval noir, plein de feu. Catherine le suivait des yeux.

Elle le vit sauter en selle avec aisance et il s'éloigna par la rue des Forges.

— Si tu as fini tes mines, déclara la voix sèche de Loyse, nous pourrions rentrer. Tu sais que mère nous attend et que l'oncle Mathieu a besoin de toi pour ses comptes.

Catherine, sans répondre, suivit sa sœur. Le chemin n'était pas long entre l'église et la maison de la rue du Griffon où Mathieu Gautherin abritait son commerce de tissus et sa vie de famille. En sortant, Catherine se tordit le cou afin de voir, au-dessus des fantastiques gargouilles de pierre, sculptées avec un art diabolique en façade de la grande église communale, l'amusant personnage de fer qui, à l'aide d'un marteau, frappait les heures sur une grosse cloche de bronze. On appelait Jacquemart ce personnage que le duc Philippe le Hardi, grand-père du duc actuel, avait pris au beffroi de Courtrai, nombre d'années plus tôt, pour en châtier les habitants révoltés. Depuis, Jacquemart faisait partie des habitudes dijonnaises. Il était devenu l'un des plus importants citoyens de la ville et Catherine ne manquait jamais de lui envoyer un regard amical sur sa tourelle courte.

— Tu viens ? s'impatienta Loyse.

— Oui, je viens ! Va donc !

Les deux jeunes filles, toujours l'une derrière l'autre, longèrent le pourpris de l'hôtel des Ducs. En vue de la flèche de la chapelle ducale, cerclée à mi-hauteur de la couronne fleurdelisée d'or, Loyse se signa dévotement. Catherine en fit autant puis toutes deux s'engouffrèrent dans l'étroite et tortueuse rue de la Verrerie. Loyse allait bon train et semblait de plus mauvaise humeur que de coutume. Visiblement, la rencontre fortuite avec le sire de Brazey l'avait indisposée car, hormis peut-être l'oncle Mathieu qui n'osait trop s'interroger sur les sentiments qu'elle lui portait, Loyse haïssait et méprisait tous les hommes en masse. Catherine ne voulant pas exciter davantage sa hargne pressa le pas malgré la légère douleur qu'elle ressentait toujours. On prit la rue de la Draperie qui était courte puis la rue du Griffon qui lui faisait suite. Un instant plus tard, Catherine et sa sœur franchissaient le seuil de la boutique de Mathieu à l'enseigne du Grand Saint Bonaventure.

Depuis son retour de Flandres, Catherine avait l'impression de vivre dans une peau qui n'était pas tout à fait la sienne et dans laquelle elle se sentait mal à l'aise. Elle avait eu beaucoup de mal à rentrer dans l'ordre familial, si soigneusement établi depuis des années, si immuable et l'ornière où roulait sa vie tranquille de petite bourgeoise lui

semblait

maintenant

bien

plus

profonde,

étrangement

inconfortable.

Il avait fallu une toute petite chose pour l'arracher à son univers paisible, un peu incolore et pour la jeter dans des chemins inconnus. Il avait fallu une simple gifle appliquée sur la joue d'un pelletier gantois trop entreprenant pour déchaîner le destin. Cette gifle avait retardé leur départ de Bruges tout en la jetant presque aux bras du duc Philippe et ce retard les avait amenés à point nommé pour porter secours à un chevalier blessé. Une minute, Catherine avait vu s'entrouvrir les portes d'un avenir éblouissant et puis ces portes s'étaient refermées, avec le claquement sec d'une autre gifle. En principe, le cercle était fermé, d'une gifle à l'autre, mais la jeune fille savait bien qu'il n'en était rien, que quelque chose viendrait.