Elle-même s'agitait, versait de l'eau fraîche dans une cuvette, préparait des serviettes. Négligeant la chemise tendue, Catherine sortit de son lit comme elle était, c'est-à-dire aussi nue que la main car il n'était pas d'usage de dormir autrement à cette époque. Elle n'avait d'ailleurs jamais éprouvé de gêne devant Sara qui avait été pour elle une seconde mère.
La grande fille de Bohème n'avait guère changé durant toutes ces années. Elle était toujours belle, aussi brune que par le passé, la quarantaine proche n'apportant pas le moindre fil d'argent dans sa chevelure. Elle était seulement plus grosse, la vie douillette que l'on menait chez Mathieu ayant capitonné son corps d'animal sauvage d'une couche moelleuse et confortable. Mais l'esprit demeurait sauvage, toujours aussi indépendant. Parfois Sara disparaissait pendant deux ou trois jours sans que personne pût dire ce qu'elle était devenue. Barnabé seul, peut-être... Mais le Coquillart savait garder un secret et dans le milieu inquiétant et dangereux où il avait choisi de vivre malgré les supplications de Catherine, tout le monde savait se taire.
Tandis qu'elle procédait à sa toilette avec une hâte qui ne lui était pas habituelle, car elle aimait prendre son temps, Catherine surprit le regard pensif de Sara posé sur elle.
— Qu'est-ce que j'ai ? demanda la jeune fille. Tu me trouves laide ?
— Laide ? Tu cherches des compliments ? Certes non, tu ne l'es pas... pas assez peut-être. Il n'est pas toujours bon pour une fille d'être trop belle, vois-tu. Et, en te regardant, je pensais bien que peu d'hommes pourraient résister à la vue de ton corps. Tu es trop faite pour l'amour pour ne pas semer aussi la mort.
— Que veux-tu dire ?
Il n'était pas rare que Sara prononçât des paroles étranges. La plupart du temps, elle se refusait à les expliquer. C'était comme si elle avait pensé tout haut, parlé pour elle-même. Cette fois, il n'en fut pas autrement.
— Rien ! fit-elle brièvement en tendant à la jeune fille sa robe verte de la veille. Habille-toi et descends...
Quand Sara eut disparu, Catherine se hâta d'achever sa toilette, natta ses cheveux avec un ruban de la même teinte que sa robe et descendit dans la grande chambre où Sara avait dit que ses parents l'attendaient.
Elle trouva Mathieu assis dans son fauteuil, l'air sombre et soucieux. En face de lui, Jacquette, assise sur un banc, égrenait son chapelet. Ni l'un ni l'autre ne parlait.
— Me voici, fit Catherine. Qu'y a-t-il ?
Ils la regardèrent tous deux pendant un moment, avec une telle expression que Catherine eut l'impression qu'ils la voyaient pour la première fois.
Elle nota qu'une larme brillait dans les yeux de sa mère et courut à elle. S'agenouillant auprès de Jacquette, elle entoura de ses bras la taille maternelle, appuya sa joue contre sa poitrine.
— Mère... Vous pleurez ? Mais que se passe-t-il ?
— Ce n'est rien, ma chérie. C'est peut-être de bonheur...
— De bonheur...
— Mais oui... peut-être. Ton oncle va te dire.
Mathieu avait quitté son fauteuil et s'était mis à marcher de long en large dans la pièce qui tenait presque toute la longueur de la maison et toute sa largeur. Son pas était plus lourd que d'habitude et il mit un moment à se décider. Finalement, il s'arrêta devant sa nièce et dit :
— Tu te souviens des étoffes que j'ai reçues hier d'Italie et que tu admirais tant ? Ce brocart rose...
— Oui, fit Catherine. La commande de messire Garin de Brazey ?
— Justement. Si tu en as toujours envie, ils sont pour toi.
— Pour moi ?
L'oncle Mathieu était-il subitement devenu fou ? Pour quelle raison un homme important comme Garin de Brazey offrirait-il à la nièce d'un fournisseur un semblable présent ? Le regard de Catherine alla de sa mère à son oncle en faisant une rapide incursion dans les profondeurs de la chambre afin de s'assurer que tout cela n'était pas un songe. Tous deux guettaient une réaction sur le visage de la jeune fille.
— Mais... pourquoi ? demanda encore Catherine.
Mathieu se détourna et alla jusqu'à la fenêtre,
regarda dehors, arracha une feuille au pot de basilic posé sur cette fenêtre et revint vers sa nièce.
— Parce que messire Garin nous fait l'honneur de te demander pour épouse. Hier, je suis allé le voir et il m'a tout au long exposé son projet... contre lequel je n'ai rien à redire. Je le répète, c'est un très grand honneur, un peu inattendu, mais un grand honneur tout de même.
— Allons ! coupa Jacquette. N'influence pas cette enfant !
Je ne l'influence pas, fit Mathieu avec impatience. Je ne suis pas bien sûr moi-même de désirer ce mariage qui m'inquiète. Je dis ce qui est, voilà tout. Qu'en penses-tu petite ?
La jeune fille restait muette. C'est qu'aussi la surprise était de taille.
Il semblait que, depuis la veille, l'argentier eût décidé d'envahir son existence. Mais elle aimait trop connaître le fond des choses pour ne pas poser d'autres questions.
— Pour quelle raison messire Garin désire-t-il m'épouser ?
— Il t'aime apparemment, fit Mathieu en haussant les épaules. Cela n'a vraiment rien d'étonnant. Il m'a dit qu'il n'avait jamais vu plus belle jeune fille et j'en sais plus d'un qui est de cet avis. Que dois-je répondre ?
Une fois de plus, Jacquette s'interposa.
— Tu vas trop vite, Mathieu ! Tout ceci est surprenant, inattendu pour cette petite. Il faut lui laisser le temps de se faire à cette idée...
S'y faire ? Ah, certes, il fallait que Catherine s'y fît. Sur le fidèle miroir de sa mémoire, elle voyait se lever l'image un peu inquiétante de Garin de Brazey, son visage froid, cet œil unique et cette allure imposante, glaçante même. Il avait l'air d'un personnage de tapisserie animé soudainement par magie. On n'épouse pas un personnage de tapisserie.
— J'apprécie l'honneur qui m'est fait, dit-elle sans hésiter, mais vous voudrez bien dire à messire de Brazey que je n'ai pas envie de me marier. Je ne l'aime pas, comprenez-vous... mais, cela, c'est tout à fait inutile de le lui dire.
— Tu refuses ?
Mathieu était abasourdi. Il s'attendait à de l'étonnement, à une profonde stupeur et même à un certain émerveillement. La demande en mariage d'un personnage si riche et si puissant pouvait accabler une jeune fille timide sous le poids de l'honneur et de la joie. Mais que cette demande pût être repoussée aussi nettement, et sans autre examen, avait de quoi renverser un monde. Catherine, assise maintenant auprès de sa mère dont elle avait pris la main n'avait l'air ni accablée ni autrement émue. Son beau regard pur était demeuré très calme, très lucide. Sa voix aussi était paisible en répliquant doucement
: — Naturellement, je refuse ! J'ai, jusqu'ici, refusé tous les autres partis que vous m'avez offerts parce que je ne les aimais pas. Je n'aime pas davantage messire de Brazey. Donc, je refuse de l'épouser...
Cette logique sans défaut ne parut pas séduire Mathieu qui se rembrunit. Le gros pli creusé entre ses sourcils se fit encore plus profond. 11 hésita un moment, puis ajouta :
— As-tu songé que tu serais la plus riche dame de Dijon, la mieux parée ? Tu régnerais sur une superbe maison, tu aurais en quantité ces toilettes dont tu rêves, des bijoux de reine, des servantes, tu irais à la Cour...
— ... et, coupa Catherine, je dormirais toutes les nuits auprès d'un homme que je n'aime pas. Non, mon oncle. N'insistez pas, c'est non.
— Malheureusement, fit Mathieu sans regarder sa nièce, tu n'as pas la possibilité de refuser. Tu dois épouser Garin de Brazey. C'est un ordre !
Le mot fit perdre à Catherine son beau calme. Elle sauta sur ses pieds, fit face à Mathieu, brillante d'une colère qui rougissait ses joues et faisait flamber ses yeux.
— Un ordre ? Vraiment ? Et de qui ?
— De Monseigneur le Duc. Tiens, lis !...
Et, d'un coffret posé sur la table, Mathieu Gautherin sortit un grand parchemin aux armes ducales qu'il tendit à la jeune fille :