— Gloirrrrrre... au Duc !
Il ne le répéta pas deux fois. Lancée d'une main sûre, l'une des robes dédaignées par Catherine vint s'abattre sur lui, l'aveuglant complètement et l'étouffant à moitié.
— Qu'il aille au diable, le duc... et toi avec ! vociféra la jeune fille furieuse.
Sara rentra vers minuit. Catherine l'attendait toutes chandelles soufflées, assise dans son lit.
— Alors ? demanda-t-elle.
— Alors, Barnabé te fait dire que c'est bien. Il te fera savoir, à l'hôtel de Champdivers, ce qu'il aura décidé... et aussi ce qu'il te faudra faire !
Le rayon de soleil bleu et rouge, fléché d'or, qui tombait d'un haut vitrail représentant sainte Cécile armée d'une harpe, enveloppait Catherine immobile au milieu de la grande pièce et la tailleuse accroupie à ses pieds, des épingles plein la bouche. Il s'en allait mourir, en touches légères, sur les vêtements sombres d'une dame âgée, toute vêtue de velours brun bordé de martre malgré la chaleur, qui se tenait assise bien droite dans un fauteuil de chêne et surveillait l'essayage. Marie de Champdivers avait un doux visage aux traits fins, au regard d'un bleu fané que la haute coiffure à deux cornes en précieuse dentelle de Flandres ennuageait délicatement. Mais ce qui frappait le plus, dans ce visage, c'était l'expression de profonde tristesse qu'atténuait l'indulgence du sourire. On sentait, en Marie de Champdivers, une femme minée par un chagrin secret.
Entre les mains de la meilleure faiseuse de la ville, le brocart rose et argent, naguère choisi par Garin de Brazey, était devenu une toilette princière dans laquelle la beauté de Catherine éclatait au point d'inquiéter son hôtesse. Comme Barnabé, la vieille dame pensait qu'une perfection aussi achevée portait en elle plus de germes mortels que de promesses de joie. Mais Catherine se contemplait dans le miroir d'argent poli avec une joie si enfantine que Mme de Champdivers se garda bien d'exprimer son sentiment intime. Le souple et chatoyant tissu, dont l'éclat était celui .d'une rivière sous l'aurore, tombait en plis nobles autour de la taille mince et s'allongeait sur les dalles en une courte traîne. La robe était d'une extrême simplicité. Catherine avait refusé tout ornement superflu en disant que le tissu se suffisait à lui- même. Mais le large décolleté, en V très ouvert, du corsage descendait jusqu'au ruban de taille placé presque sous la poitrine. Il laissait voir, dans son échancrure, la toile d'argent d'une robe de dessous sur laquelle brillait une floraison de perles roses, rondes et parfaites : le premier et fastueux présent de Garin à sa fiancée. D'autres perles encore bordaient la flèche d'argent du hennin pointu, ennuagé de mousseline rose pâle, et d'autres s'enroulaient autour du cou mince de la jeune fille. Dans le dos, la robe s'ouvrait en pointe basse, découvrant la naissance des épaules et le dos jusqu'à la hauteur des omoplates. Mais les longues manches épousaient les bras jusqu'au milieu de la main.
La voix mesurée de Marie de Champdivers s'éleva :
— Il faudrait relever un peu ce pli, sur la gauche... Oui, juste sous le bras ! Il n'est pas gracieux... Voilà ! C'est bien mieux ! Mon enfant, vous êtes éblouissante mais je pense que ce miroir suffit à vous en convaincre.
— Merci Madame, sourit Catherine, contente malgré tout.
Depuis un mois qu'elle habitait l'hôtel de Champ- divers, elle avait vu s'enfuir une à une toutes ses préventions. La noble dame n'avait montré aucune morgue ni aucune ironie. Elle l'avait accueillie comme une vraie demoiselle, sans lui faire sentir sa naissance modeste et Catherine avait trouvé, en cette femme douce et bonne, une amie et une sûre conseillère.
Elle appréciait beaucoup moins le maître du logis. Guillaume de Champdivers, chambellan du duc Philippe et membre de son Conseil étroit, était un homme sec, brusque et assez bizarre. Son regard avait le don de provoquer un malaise en Catherine à cause de ce qu'elle pouvait lire dans ses prunelles d'une teinte mal définie. Quelque chose d'appréciateur, qui sentait son maquignon d'une lieue. Il y avait du trafiquant de chair humaine dans ce vieillard policé et silencieux qui n'élevait jamais la voix et que l'on n'entendait pas approcher. Par Sara, Catherine avait appris l'étrange origine de la belle fortune de son hôte et comment l'ancien maître des écuries de Jean- sans-Peur était devenu chambellan et conseiller d'État. Quelque quinze ans plus tôt, Guillaume de Champdivers avait livré sa fille unique, Odette, une exquise jeune fille qui n'avait pas seize ans, au duc Jean son maître.
Non pour son usage personnel mais bien pour en faire la maîtresse, la compagne de tous les instants, la gardienne et aussi, il faut bien le dire, l'espionne du malheureux roi Charles VI que la folie ravageait.
L'enfant pure et douce avait été livrée par un affreux maquignonnage, sans pitié, sans pudeur, à un malheureux dément dont la beauté native s'effritait lentement dans la saleté et la vermine. Car, tout le temps que duraient ses crises, parfois durant des semaines ou des mois, il n'était pas possible d'obtenir de lui qu'il se laissât laver.
Mais, alors même qu'il avait cru achever de poser une main conquérante sur le cerveau malade du Roi, Jean-sans-Peur lui avait apporté la seule chose qui pût adoucir le calvaire royal : la tendresse d'une femme. Car Odette avait aimé son malheureux prince et, auprès de lui, elle était devenue l'ange gardien, la fée patiente et douce que rien ne rebute. Une petite fille était née de cet étrange amour. Le Roi l'avait reconnue. Elle portait le nom de Valois. Et le peuple de Paris, qui haïssait la grosse Isabeau, ne s'était pas trompé, dans son simple bon sens, sur ce que représentait Odette. Spontanément, tendrement, il l'avait surnommée « La petite reine »... mais, au cœur de Marie de Champdivers, privée de sa fille depuis quinze ans, la blessure demeurait intacte, même si elle ne la montrait pas, même si elle cachait sous un sourire la rancœur amassée envers son mari.
Ainsi renseignée par Sara, Catherine avait donné spontanément une part de son cœur à la vieille dame sans se douter de la profonde pitié qu'elle lui inspirait. Marie de Champdivers connaissait trop la Cour et aussi les hommes pour n'avoir pas compris, dès le premier regard posé sur Catherine, que sa tâche était moins de préparer une épouse à Garin de Brazey qu'une maîtresse à Philippe de Bourgogne.
Comme Sara entrait dans la grande salle, un plateau à la main, la tailleuse se relevait et, fière de son œuvre, s'écartait de quelques pas pour juger de l'ensemble.
— Si messire Garin n'est pas satisfait, dit-elle avec un large sourire, il sera donc bien difficile ! Par la Bonne Vierge, vit-on jamais plus belle fiancée. Messire Garin, qui est tout juste rentré de Gand ce matin, se hâtera, je gage, de venir plier le genou devant sa future dame et...
Marie de Champdivers coupa court, d'un geste, au verbiage de la couturière sachant bien qu'elle ne s'arrêterait pas de sitôt si on la laissait faire.
— C'est très bien, ma bonne Gauberte, tout à fait bien ! Je vous ferai savoir si messire Garin a été satisfait. Laissez-nous maintenant.
Sur un regard, Sara emmena la tailleuse vers l'escalier. Catherine et son hôtesse demeurèrent seules. D'un joli mouvement plein de grâce, la jeune fille était venue s'asseoir sur un carreau de velours aux pieds de la vieille dame. Son sourire s'était effacé et avait fait place à un pli de tristesse sur lequel Marie de Champdivers passa un doigt léger comme pour l'effacer.
— L'annonce du retour de votre fiancé ne semble guère vous enchanter, petite ? Est-ce que Garin vous plaît ? Est-ce que vous ne l'aimez pas ?
Catherine haussa les épaules :
— Comment l'aimerais-je ? Je ne le connais qu'à peine. En dehors du matin où, à Notre-Dame, il m'a aidée à me relever, je ne l'ai vu qu'une fois, ici même, au soir de mon arrivée dans votre maison.
Depuis, il est à Gand avec le duc pour les funérailles de Madame la Duchesse. Et puis...