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Une voix lente, lointaine, se fit entendre.

— Quelle faveur extrême, ma chère !... Je n'aurais osé espérer de vous un tel intérêt...

Il y avait à la fois de l'ironie, de la surprise et un peu de dédain dans cette voix, mais Catherine ne s'attarda pas à analyser ce que pouvait penser le maître du logis. 11 lui fallait aller jusqu'au bout de l'étrange mission qu'elle s'était donnée. Elle fit quelque pas. A mesure qu'elle s'avançait, ses yeux distinguaient mieux les choses et le somptueux mais sévère décor. Garin était couché sur un grand lit dans le coin le plus éloigné de la chambre, face aux fenêtres. Ce lit était tout tendu de velours violet, uni, et sans autre ornement que les cordelières d'argent, maintenant relevés les épais rideaux. Au chevet, on pouvait voir les armes du seigneur de Brazey et son énigmatique devise « Jamais » qui se répétait plusieurs

fois en bandeau. « Une devise qui refuse ou qui repousse, mais qui ou quoi ? » pensa Catherine.

Garin la regardait approcher sans mot dire. Il portait un vêtement de même couleur que le lit, qui disparaissait sous les draps et la courtepointe faite d'une immense fourrure noire, mais il était nu-tête si l'on exceptait un léger pansement au front. C'était la première fois que Catherine le voyait sans chaperon et elle eut l'impression de se trouver en face d'un étranger. Auprès de ce visage pâle et des courts cheveux bruns, striés de fils d'argent, le bandeau noir prenait une valeur plus tragique, plus évidente que sous l'ombre du chaperon. Catherine sentait son assurance la fuir à mesure qu'elle avançait sur les glissantes dalles de marbre noir, gagnant l'un après l'autre les îlots plus stables d'un archipel de tapis aux coloris assourdis. Il n'y avait que peu de meubles dans cette chambre dont les murs de pierre se tendaient eux aussi de velours violet : une crédence d'ébène supportant d'exquises statuettes d'ivoire finement travaillé, une table, entre deux sièges en X

tirés près d'une fenêtre et sur laquelle étincelait un échiquier d'améthyste et d'argent, mais surtout un immense et fastueux fauteuil d'argent massif et de cristal, surélevé, ainsi que le repose-pieds assorti, par deux marches recouvertes de tapis. Un véritable trône...

Ce fut ce siège seigneurial que Garin désigna de la main à la jeune fille. Elle monta d'un pas mal assuré, mais reprit confiance quand ses mains purent s'accrocher fermement aux bras d'argent. Elle toussota pour s'éclaircir la voix et demanda :

— Avez-vous été gravement blessé ?

Je commençais à me demander si vous aviez perdu la voix. En vérité, Catherine, depuis que vous êtes entrée dans cette pièce, vous avez l'air terrifié de l'accusé qui entre au tribunal. Non, je ne suis pas gravement atteint, je vous remercie. Un coup de dague dans l'épaule et une bosse à la tête. Autant dire rien. Vous voilà rassurée ?

La sollicitude qu'elle venait d'affecter écœura soudain Catherine. Elle se sentait incapable de feindre plus longtemps. Au surplus, à quoi bon se réfugier derrière le paravent commode des paroles mondaines quand la vie d'un homme était en jeu ?

— Vous venez de dire, fit-elle en redressant la tête et en le regardant bien en face, que j'avais l'air d'une accusée et vous ne vous êtes pas trompé. C'est justice que je viens vous demander.

Les sourcils noirs de l'argentier se relevèrent au-dessus du bandeau et de son œil unique. Sa voix prit une note plus métallique :

Justice ? pour qui ?

— Pour l'homme qui vous a attaqué. C'est sur mon ordre qu'il l'a fait...

— Le silence qui tomba entre le fauteuil d'argent et le lit de velours avait le poids même de la hache du bourreau. Garin n'avait pas sourcillé, mais Catherine remarqua qu'il avait pâli encore. Les doigts crispés sur la chimère de cristal terminant les bras de son siège, elle n'avait pas baissé la tête. Elle attendait seulement, tremblant intérieurement de ce qu'il allait dire, des paroles qui devaient sortir de cette bouche serrée, de ce visage figé. Un bourdonnement d'abeille lui emplissait les oreilles maintenant, chassant les bruits de la rue, d'ailleurs affaiblis, brisant le silence énorme de l'instant précédent. La peur, une peur d'enfant, s'emparait de la jeune fille. Garin de Brazey ne disait toujours rien. Il la regardait seulement et il y avait plus d'intensité dans cet œil unique et dans cette orbite aveugle que dans mille regards... Le corps de la jeune fille se tendit pour bondir, s'enfuir mais, soudain, le blessé parla. Sa voix était neutre, sans couleur et comme indifférente. Il demanda seulement Vous avez voulu me faire tuer ? Vous me haïssez donc tellement ?

— Non, je n'ai rien contre vous. C'est le mariage que je déteste et c'est lui que je voulais détruire. Vous mort... -

— Le duc Philippe en eût choisi un autre. Croyez- vous que, sans son ordre formel, j'aurais accepté de vous donner mon nom, de faire de vous ma femme ? Je ne vous connais même pas et vous êtes de fort petite naissance, mais...

Rageusement, Catherine, rouge jusqu'aux oreilles, lui coupa la parole :

— Vous n'avez pas le droit de m'insulter. Je vous le défends. Pour qui vous prenez-vous donc ? Vous n'êtes jamais que fils d'orfèvre, comme moi-même !

— Je ne vous insulte pas. Je dis ce qui est et je vous serais reconnaissant de me laisser finir. C'est bien le moins que vous puissiez faire après l'incident de cette nuit. Je disais donc : vous êtes de petite naissance et sans fortune, mais vous êtes belle. Je peux même dire que vous êtes la plus belle fille que j'aie jamais vue... et sans doute qu'ait jamais vue le duc. Si j'ai reçu ordre de vous épouser c'est dans un but bien précis : celui de vous élever jusqu'à la Cour... et jusqu'au lit du maître auquel vous êtes destinée !

D'un bond, Catherine se dressa sur ses pieds, dominant l'homme étendu :

— Je ne veux pas. Je refuse d'être livrée au duc Philippe comme un objet ou une serve !...

D'un geste, Garin la fit à la fois taire et se rasseoir. Un mince sourire étira sa bouche devant cette enfantine révolte et sa voix se radoucit.

— Nous sommes tous, plus ou moins, les serfs de Monseigneur et vos désirs, pas plus que les miens d'ailleurs, ajouta-t-il avec une certaine amertume, n'ont d'importance. Jouons franc-jeu, si vous le voulez bien, Catherine, car c'est notre seule chance d'éviter de nous haïr et de nous livrer une insupportable guerre sourde. Ni vous, ni moi n'avons le pouvoir de résister à l'ordre du duc ni à ses désirs. Or ses désirs, ou plutôt son désir, c'est vous. Même si le mot brutal vous choque, il faut que vous entendiez la vérité !

Il s'arrêta un moment pour reprendre sa respiration, saisit une coupe d'argent qui se trouvait à son chevet auprès d'un hanap de vin et d'une assiette de fruits, la vida d'un trait et tendit l'assiette à la jeune fille.

Machinalement, Catherine prit une pêche. Garin poursuivit :

— Que nous refusions l'un ou l'autre ce mariage imposé et c'est la hache pour moi, la prison pour vous et les vôtres, peut-être pire. Le duc n'aime pas qu'on lui résiste. Vous avez tenté de me faire tuer. Je vous le pardonne bien volontiers car vous ne saviez pas ce que vous faisiez. Mais si le coup avait réussi, si j'étais tombé sous la dague de ce malandrin, vous n'étiez pas libérée pour autant. Philippe eût désigné quelqu'un d'autre pour vous passer l'anneau au doigt. Il va toujours droit au but qu'il s'est fixé, ne l'oubliez pas, et rien ne peut l'en détourner !

Catherine, vaincue, baissa la tête. L'avenir lui apparaissait plus noir encore et plus menaçant. Elle se trouvait au centre d'une toile d'araignée qu'elle était trop faible, avec ses mains d'enfant, pour déchirer. C'était comme un lent tourbillon d'eau, comme il s'en crée dans les rivières, qui l'emportait jusqu'au trou central, inévitable...

Pourtant, elle dit encore, sans oser regarder Garin :

— Ainsi, vous, un seigneur, vous acceptez sans broncher de voir celle qui portera votre nom devenir maîtresse du prince ? Vous ne ferez rien pour l'en empêcher ?