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Garin avait tellement l'air d'une statue de plus dans cette église !

Quand elle se releva, après l'Élévation, Catherine sentit glisser sa houppelande et voulut la retenir. Mais deux mains, rapides et légères, la replacèrent vivement sur les épaules frissonnantes. Se détournant à demi, elle remercia Odette de Champdivers d'un sourire. Ces quelques mois écoulés depuis la mort de Barnabé lui avaient du moins valu une amie : la fille des Champdivers enfin revenue au pays.

Trois mois plus tôt, le 21 octobre, le malheureux roi Charles VI avait vu s'achever son calvaire et s'était éteint, entre les bras de sa jeune maîtresse, dans la solitude de son hôtel Saint-Pol. Seule désormais, en butte aux vexations d'une Isabeau d'autant plus haineuse que l'obésité la rendait quasi impotente, la « petite Reine » était revenue dans sa Bourgogne natale. Une amitié spontanée avait aussitôt rapproché la douce jeune femme qui avait été l'ange du roi fou et la belle créature qu'abritait l'hôtel de Champdivers. Odette savait pourquoi Garin épousait Catherine, elle savait dans quel but le duc Philippe avait voulu faire une noble dame d'une petite bourgeoise et elle plaignait son amie. Car, si elle-même avait connu l'angoisse d'être livrée à un homme inconnu, du moins le ciel lui avait-il accordé la grâce d'aimer cet inconnu, malgré sa démence et au-delà même de ce qu'elle pensait pouvoir donner d'amour. Mais Catherine pourrait-elle aimer l'orgueilleux et sensuel Philippe qui ne reculait devant rien pour satisfaire son désir Odette, dans la sagesse de ses trente-trois ans, en doutait fort.

La messe se terminait. Garin offrait maintenant à sa femme son poing fermé pour qu'elle y appuyât ses doigts. Les portes de vieux chêne s'ouvrirent en grinçant sur la campagne enneigée. Un coup de vent s'engouffra dans l'église et vint incliner les flammes des gros cierges de cire jaune de l'autel tandis que les rares assistants de ce mariage sans joie, frissonnaient. Un groupe compact de paysans transis, aux nez bleuis et aux mains rouges, tassés les uns contre les autres pour avoir plus chaud, se tenait à la porte et se mit à crier «

Noël » sans grande conviction tant chacun avait hâte de rentrer chez soi. De sa main libre, Garin prit une poignée de pièces d'or dans son escarcelle et les jeta à la volée dans la neige. Les paysans hurlèrent et se précipitèrent à quatre pattes, se battant presque.

Tout cela avait l'air irréel et sinistre. Et, se rappelant les joyeuses noces auxquelles bien souvent elle avait assisté chez des confrères de l'oncle Mathieu ou chez des paysans de la Côte, Catherine se dit qu'elle avait rarement vu mariage aussi lugubre. Jusqu'au ciel bas, d'un vilain gris jaune, lourd de neige à venir et où passait le vol criard des corbeaux, qui ajoutait à la tristesse de ces épousailles...

Le visage piqué par le froid, le souffle court, Catherine se mordait les lèvres pour retenir ses larmes. Sans la bonne Marie de Champdivers et sans la chaude amitié d'Odette, elle eût été affreusement seule en ce jour, si important dans la vie d'une femme. Ni Jacquette, ni Loyse, ni le brave oncle Mathieu n'avaient eu l'honneur d'être conviés par le seigneur de Brazey, malgré les prières de Catherine.

— C'est impossible ! avait-il répondu seulement. Monseigneur, bien qu'il ne puisse venir en personne, s'y opposerait. Vous devez essayer de faire oublier qui vous êtes et, pour cela, commencer par l'oublier vous- même.

— N'y comptez pas ! avait répliqué Catherine pourpre de colère. Je ne consentirai jamais à oublier ma mère, ma sœur, mon oncle, ni aucun de ceux qui me sont chers. Et j'aime autant vous prévenir tout de suite : si vous me refusez la joie de les recevoir dans cette maison dont on dit qu'elle va être la mienne, aucune force humaine, pas même la vôtre, ne m'empêchera de les aller voir.

Garin avait haussé les épaules d'un air excédé :

— Vous ferez ce que vous voudrez !... pourvu que ce soit discrètement.

Cette fois, elle n'avait rien répondu mais il y avait huit jours que les futurs époux ne s'étaient adressé la parole. Catherine boudait et visiblement, cette bouderie ne gênait aucunement Garin qui ne se souciait pas de la faire cesser. L'absence de sa mère et de son oncle n'en était pas moins cruelle à la nouvelle mariée. En revanche, elle était fort peu sensible à la présence des envoyés du duc Philippe, retenu en Flandres : le nonchalant, l'élégant Hughes de Lannoy, ami intime de Philippe, dont l'insolent regard avait le privilège de mettre Catherine mal à son aise, et le jeune mais sévère Nicolas Rolin, chancelier de Bourgogne depuis quelques jours. De toute évidence, tous deux accomplissaient là une corvée sans agrément, encore que le nouveau chancelier fût le plus intime ami de Garin. Mais Catherine n'ignorait pas qu'il désapprouvait entièrement son mariage. Dans la salle principale du château, un festin attendait la douzaine d'invités du mariage. La salle, réchauffée de tapisseries d'Arras contre la bise extérieure, était de dimensions exiguës, le château lui-même n'étant pas des plus grands : un manoir plutôt, dont le corps central se flanquait d'une grosse tour et d'une tourelle. Mais la table, tendue de soie damassée et dressée devant un feu bien flambant, était somptueusement servie dans des couverts de vermeil, car, pour rien au monde, même pour ces noces sans éclat, le Grand Argentier n'eût voulu manquer à sa réputation de faste et d'élégance.

En entrant, Catherine alla tout de suite tendre ses mains froides aux flammes dansantes. Sara, promue première femme de chambre, l'avait débarrassée de sa houppelande. Elle eût volontiers abandonné également entre les mains de sa fidèle servante, la haute coiffure argentée dont le croissant, étoilé de saphirs, supportait un flot de dentelles mousseuses. La migraine lui serrait les tempes. Elle se sentait transie jusqu'à l'âme et n'osait pas chercher le regard de son époux.

L'intérêt que Garin lui avait montré, au soir de l'attentat de Barnabé, n'avait pas résisté à la visite que Catherine lui avait faite, le lendemain même. Depuis ce jour, la jeune fille ne l'avait que très peu vu, car il avait accompagné le duc dans plusieurs déplacements. A Paris, notamment, où Philippe avait séjourné au moment de la mort soudaine, survenue fin août du roi d'Angleterre Henri V. Le vainqueur d'Azincourt était mort, à Vincennes, du mal de saint Fiacre, laissant un enfant de quelques mois : le fils que lui avait donné Catherine de France. Mais, prudent, Philippe de Bourgogne avait refusé la Régence du royaume et, sans même attendre les funérailles du conquérant, était reparti pour les Flandres, n'en bougeant même pas à l'annonce de la mort du roi Charles VI, pour n'avoir pas, lui prince français, à s'effacer devant le duc de Bedford, devenu régent du Royaume. Garin de Brazey était resté auprès de Philippe mais, chaque semaine, un messager était venu de sa part, porter à sa fiancée quelque présent : bijou, œuvre d'art, livre d'heures richement enluminé par Jacquemart de Hesdin et même un couple de grands lévriers de Karamanie qui sont sans rivaux pour la chasse. Jamais, pourtant, le moindre mot n'accompagnait l'envoi. Par contre, Marie de Champdivers recevait régulièrement des instructions au sujet des préparatifs du mariage et des habitudes mondaines qui devaient être inculquées à la future mariée. Garin n'était rentré que huit jours avant les noces, juste à temps pour refuser à Catherine la présence de sa famille.

Le repas nuptial fut triste malgré l'entrain que s'efforçait d'y mettre Hughes de Lannoy. Assise auprès de Garin dans le banc seigneurial, Catherine touchait à peine aux mets qui étaient servis, à l'exception de quelques bribes d'un magnifique brochet de la Saône aux herbes et de quelques prunes confites. Les aliments ne franchissaient sa gorge qu'avec peine et elle ne prononça pas trois paroles. Garin ne lui prêtait aucune attention. Il ne s'occupait pas davantage d'ailleurs des autres dames présentes qui bavardaient entre elles. Lui parlait politique avec Nicolas Rolin passionné par la prochaine ambassade du chancelier à Bourg-en-Bresse où, pour plaire au duc de Savoie sincèrement épris de paix, les gens de Bourgogne et ceux de Charles VII allaient tenter de s'entendre.