Des tentures avaient été accrochées le matin même, dans cette chambre glaciale, aux murs de pierre nue. Elles masquaient l'ogive des fenêtres étroites et l'étendue blanche de la plaine sous le ciel noir.
On avait jeté, à terre, les grandes peaux d'ours brun que Garin affectionnait et, ainsi calfeutrée, la pièce ronde, prise dans la tour, avait trouvé une nouvelle apparence, plus douillette. Dans la cheminée, on avait entassé deux troncs d'arbres et la chaleur dégagée était si forte que Catherine sentait la sueur couler le long de son dos.
Mais ses mains crispées demeuraient froides. Elle guettait un pas dans le couloir.
Ses femmes, dirigées par Odette, l'avaient revêtue d'une sorte de robe de nuit en soie blanche, froncée au cou par un lien d'or et dont les larges manches glissaient jusqu'à l'épaule pour peu qu'elle levât les bras. Ses cheveux avaient été tressés en nattes épaisses retombant sur sa poitrine et sur la courtepointe de damas rouge.
Pourtant, malgré l'insistance qu'elle mettait à fixer la porte, Catherine n'entendit ni ne vit entrer Garin. Il sortit de l'ombre d'un renfoncement, soudainement, silencieusement, et s'avança sans bruit sur les fourrures sombres comme une apparition. Effrayée, Catherine réprima un petit cri, remonta ses couvertures qu'elle tint bien serrées sur sa poitrine.
— Vous m'avez fait peur ! Je ne vous ai point entendu entrer...
Il ne répondit pas, continua d'approcher du lit dont il gravit les deux marches. Son œil sombre était fixé sur la jeune femme effrayée qui le regardait venir mais ses lèvres serrées n'avaient pas un sourire. Il semblait plus pâle que de coutume. Emprisonné du cou aux talons dans une longue robe de velours noir, il avait quelque chose de funèbre aussi peu approprié que possible à la circonstance. Il semblait le fantôme de ce château solitaire et son mauvais génie. Avec un petit gémissement apeuré, Catherine ferma les yeux attendant ce qui allait suivre.
Elle sentit, tout à coup, des mains sur sa tête. Elle comprit que Garin défaisait ses nattes, habilement, légèrement. Bientôt les cheveux libérés glissèrent sur ses épaules, sur son dos, comme un manteau rassurant. Les gestes de Garin étaient doux, peu hâtifs. Catherine osa rouvrir les yeux, le vit considérer une longue mèche dorée qu'il avait gardée dans sa main et qu'il faisait miroiter dans la lumière rouge des flammes.
— Messire... balbutia-t-elle.
Mais il lui fit signe de se taire. Il ne la regardait toujours pas, continuait à jouer avec la mèche soyeuse. Soudain, il dit :
— Levez-vous !
Elle n'obéit pas tout de suite, ne comprenant pas ce qu'il voulait.
Alors, il la prit doucement par la main, répéta :
— Levez-vous...
— Mais...
— Allons ! Obéissez ! Ne savez-vous pas que vous me devez soumission entière ? Ou bien n'avez-vous rien entendu de ce qu'a dit le prêtre ?
Le ton était froid, sans passion. Il énonçait simplement un fait.
Docile, elle quitta son lit, s'avança sur les peaux d'ours, pieds nus, relevant légèrement le vêtement de soie blanche un peu trop long, pour ne pas tomber. Garin l'avait reprise par la main. Il la conduisit ainsi jusque devant la cheminée. Son visage demeurait indéchiffrable.
Le cœur de Catherine battait à se rompre dans sa poitrine. Que voulait-il d'elle ? Pourquoi la faire lever ? Elle n'osait pas poser de questions.
Quand les doigts de Garin montèrent à son cou, dénouèrent le lien d'or, elle sentit son visage s'empourprer et se hâta de refermer les yeux, serrant bien fort les paupières comme pour s'en faire une barrière protectrice. Le contact des mains disparut. Catherine sentit la soie blanche glisser de ses épaules, s'écrouler mollement autour de ses chevilles. Elle sentit aussi, plus intense, la chaleur du feu sur sa peau nue.
De longues minutes passèrent ainsi. Des taches rouges éclataient comme des éclairs sous les paupières étroitement fermées de la jeune femme. La brûlure du feu, sur son ventre et sur ses cuisses, devenait intolérable. Garin ne la touchait pas, ne disait rien. Elle ne sentait même plus sa présence. Consciente de sa nudité, malgré ses yeux clos, elle eut un réflexe de pudeur, voulut se cacher de ses bras. Mais un mot bref l'arrêta, lui faisant rouvrir les yeux du même coup.
— Non !
Alors, elle le vit. Il était assis dans un haut fauteuil de chêne, à quelques pas d'elle et, le menton dans la main, il la regardait. Son œil unique avait une expression étrange, faite de colère et de désespoir. Si intense pourtant que Catherine détourna la tête. Elle remarqua alors, grandie jusqu'à l'antique voûte de pierre, son ombre noire, émouvante et gracieuse, dessinée avec la précision d'un burin. La honte l'envahit d'être ainsi détaillée par ce regard d'homme. Elle gémit :
— Par grâce... ce feu me brûle.
— Alors, écartez-vous un peu.
Elle obéit, enjamba la soie blanche roulée à terre, s'approcha de lui, inconsciemment provocante, souhaitant éperdument qu'il cessât ce jeu cruel et troublant. La chaleur de l'âtre avait enflammé son corps, y faisant naître d'étranges sensations. Une fois déjà elle avait senti cette houle profonde et mystérieuse, cette griserie bizarre qui lui avait fait tout oublier. Sans bien s'en rendre compte, Catherine allait au-devant de caresses, de baisers que son corps jeune et sain réclamait comme son dû. Mais, assis dans son fauteuil, Garin de Brazey ne bougeait toujours pas. Il la regardait seulement.
La colère envahit brutalement Catherine, malade de honte. Elle allait se détourner de lui, courir vers le lit pour y chercher refuge dans les rideaux et les couvertures. Il dut sentir cette révolte. Ses doigts se nouèrent, durs comme fer, autour de son poignet, l'obligeant à demeurer près de lui.
— Vous m'appartenez ! J'ai le droit de faire de vous ce que je veux...
Sa voix, assourdie, s'enrouait un peu mais la main qui tenait Catherine ne tremblait pas. Il semblait curieusement insensible à la beauté dévoilée de cette femme. Sa main libre monta, s'arrêta au visage détourné, pourpre de honte, puis glissa en une sorte de longue caresse autour d'un sein, le long d'une hanche. Ce n'était pas un geste d'amour mais seulement celui de l'amateur d'art qui éprouve, de la main, le grain serré d'un marbre, la pureté parfaite d'une statue.-Il n'y en eut, d'ailleurs, pas de second, mais, sous les doigts chauds, Catherine avait tressailli. La voix enrouée se fit encore entendre :
— Un corps de femme peut être la plus belle ou la pire des choses, dit Garin. J'aime que le vôtre ait cette splendeur.
Cette fois, il s'était levé, lâchait le poignet endolori. Stupéfaite, Catherine, les yeux bien ouverts cette fois, le vit s'éloigner, poser la main sur la porte.
— Dormez bien ! fit-il calmement.
Il s'évanouit dans l'ombre aussi silencieusement qu'il était entré.
Catherine vit sa silhouette noire fondre comme par enchantement.
Elle resta seule au milieu de la grande chambre, interdite, un peu déçue sans vouloir se l'avouer. L'ombre sur le mur lui rendit le sentiment de sa nudité et elle courut jusqu'au lit dans lequel elle s'engloutit, le cœur fou. Puis, dans le refuge des oreillers de soie et des chaudes couvertures, elle se mit à sangloter sans la moindre logique et sans même savoir pourquoi.
Quand elle cessa de pleurer, longtemps après, le feu avait baissé et sa migraine de tout à l'heure lui était revenue, plus violente encore. Les yeux rouges et gonflés, la tête brûlante, Catherine s'en alla chercher sa robe de nuit demeurée devant l'âtre, s'en revêtit et alla baigner son visage dans une cuvette d'argent, posée sur un coffre avec une aiguière d'eau d'oranger. La fraîcheur de l'eau lui fit du bien. Autour d'elle c'était le silence absolu, une énorme solitude. Les chiens eux-mêmes étaient sortis, sans doute sur les talons de Garin ; elle ne s'était même pas rendu compte de leur départ. Un peu calmée, elle retourna se coucher, se cala confortablement dans ses oreillers et tenta d'y voir clair.