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Le lendemain, le visage sans expression définie, elle apprit à Catherine, au réveil, que son époux avait dû gagner précipitamment Beaune pour le service du duc. Il s'excusait et priait sa femme de vouloir bien rentrer de son côté à Dijon dans la journée, de s'y installer à son hôtel de la rue de la Parcheminerie. Là, elle attendrait le retour de son mari qui, peut-être, se ferait attendre car il avait reçu l'ordre d'accompagner le chancelier Nicolas Rolin chez le duc de Savoie. Garin enverrait, de Beaune, prendre ses équipages à Dijon et ne rentrerait pas avant son départ. Catherine était priée de s'accoutumer seule à sa nouvelle demeure.

Soulagée en un certain sens, et heureuse de cette liberté inespérée, la jeune femme obéit ponctuellement. A la fin de la matinée, elle prit place dans une litière fermée d'épais rideaux de cuir, Sara auprès d'elle, et quitta le petit château de Brazey pour regagner la ville ducale. Le froid était moins vif et le soleil semblait vouloir s'installer pour un moment. Catherine, joyeuse, songea que, dès le lendemain, elle pourrait aller embrasser sa mère. Le jour de la saint Vincent, autrement dit le 22 janvier, Catherine se rendit avec Odette de Champdivers au grand repas de cochon que l'oncle Mathieu donnait traditionnellement, chaque année à la même date, dans son clos de Marsannay. Dans toute la Bourgogne, de semblables festins avaient lieu pour fêter les vignerons dont saint Vincent est le vénéré patron.

Les deux jeunes femmes avaient quitté, tôt le matin, l'hôtel de Brazey où Odette séjournait depuis quelques jours et s'étaient mises en route, alors que la nuit était encore noire. Une forte escorte de serviteurs entourait la litière bien close où elles avaient pris place, joyeuses comme des écolières en vacances. Pour se tenir chaud, elles avaient fait déposer des chauffe- doux, des récipients de fer garnis de braise rouge, dans l'intérieur du véhicule.

Catherine oubliait presque qu'elle était mariée car il y avait près d'un mois que Garin l'avait quittée. Avec une joie d'enfant, elle avait pris possession du magnifique hôtel de son époux où un fastueux appartement l'attendait. Elle avait passé des jours et des jours à en dénombrer les multiples merveilles, un peu étonnée de se découvrir si riche et si grande dame. Mais elle n'avait pas oublié les siens et, chaque jour, elle s'était rendue rue du Griffon pour embrasser sa mère et l'oncle Mathieu, non sans faire un crochet par la rue Tâtepoire afin de bavarder un moment avec Marie de Champdivers. Chez l'oncle Mathieu, elle était toujours accueillie chaleureusement et d'autant plus que Loyse avait quitté la maison pour le couvent.

Le mariage de sa sœur avait produit un curieux effet sur la fille aînée de Jacquette Legoix. La vue du monde, qu'elle supportait encore tant bien que mal jusque-là, lui était devenue intolérable. Mais, ce qu'elle endurait le plus difficilement c'était la pensée que Catherine, désormais en puissance de mari, était passée de l'autre côté de la barricade, dans cet univers des hommes qu'elle haïssait. Aussi, un mois environ après l'entrée de sa sœur chez les Champdivers, Loyse avait-elle annoncé son désir d'entrer comme novice chez les Bernardines de Tart, un sévère couvent dépendant de l'inflexible règle de Cîteaux. Nul n'avait osé s'opposer à cette décision que l'on sentait sans appel. Au reste, le bon Mathieu aussi bien que sa sœur, étaient-ils vaguement soulagés. Le caractère de Loyse s'aigrissait de jour en jour, son humeur, toujours sombre, était pénible et Jacquette se désolait en songeant à l'avenir sans joie qui s'ouvrait devant sa fille aînée. Le cloître, auquel, depuis son plus jeune âge, elle aspirait, était bien le seul endroit où Loyse pût trouver paix et sérénité. On l'avait donc laissée se joindre au blanc troupeau des futures épouses du Christ.

— Il faut, marmonnait Mathieu, que Notre Seigneur soit l'infinie patience et l'infinie mansuétude... car il aura là une épouse peu commode.

Et, tout au fond de son cœur paisible, le brave homme respira mieux quand la figure glacée de sa nièce cessa de hanter le Grand Saint Bonaventure. Il s'installa avec sa sœur dans une confortable existence à deux et goûta le plaisir de se faire dorloter.

À Marsannay, Catherine et Odette avaient trouvé le village en ébullition. On y préparait la fête depuis plusieurs jours. La neige avait été méthodiquement chassée de la rue, unique et principale. A toutes les façades, même les plus pauvres, pendaient les plus beaux draps et les pièces d'étoffe les plus vivement colorées que l'on avait pu trouver dans les coffres de mariage. Les plantes d'hiver, le gui argenté enlevé de haute lutte aux branches des vieux chênes, et le houx épineux décoraient les portes et les fenêtres. Une puissante odeur de porc rôti embaumait tout le pays car on avait égorgé les cochons les plus gras pour préparer ce repas traditionnel dont le précieux animal faisait seul les frais.

Chez l'oncle Mathieu, le plus riche propriétaire de vignes de Marsannay avec les moines de Saint- Bénigne, une meute de dix cochons avaient payé de leur vie le pantagruélique repas offert par le drapier à tous les bareuzais1 qui, le temps des vendanges venu, viendraient cueillir les grappes violettes dans ses vignes. Car l'oncle Mathieu était un homme fort à son aise, même s'il n'aimait pas étaler sa richesse. Pour arroser le repas, il avait fait mettre en perce six queues de vin de Beaune, de Nuits et de Romanée...

Le festin commença presque vers le milieu du jour. La messe solennelle s'était terminée tard. Tout le monde avait faim et soif, Catherine comme les autres. Avec Odette, elle s'était installée à la table présidée par sa mère. Jacquette éclatait de joie dans une superbe robe de satin cramoisi fourrée de petit-gris, que sa fille lui avait offerte. A l'autre table, Mathieu, tout velours puce et renard noir, le chaperon penché sur une oreille, encourageait les buveurs qui, cependant, n'en avaient guère besoin.

1. Vendangeurs.

Les propos fusaient, joyeux, égrillards, enluminés par le bon vin avec, de loin en loin, le refrain d'une vieille chanson de terroir. Tout cela composait une atmosphère de gaieté bon enfant à laquelle Catherine se laissait aller sans arrière-pensée. C'était bon de s'amuser, d'être jeune et belle comme le lui affirmaient les regards hardis de quelques jeunes gars.

Soudain, comme les marmitons, quatre par quatre, apportaient sur la table trois porcs rôtis, tout luisants et dorés dans leur peau craquante, un vacarme assourdissant se fit entendre à la porte de la salle. Une troupe d'hommes, des retardataires sans doute, se bousculait à qui entrerait le premier. On entendait force jurons, braillés à pleins poumons, au milieu desquels perçait une voix haut perchée qui protestait furieusement :

— En voilà un charivari ! s'écria Mathieu en frappant du poing sur la table. Holà ! vous autres ! Ne vous battez pas ! Il y a place pour tout le monde !

Avec la violence d'un bouchon de Champagne qui saute de sa bouteille, le groupe d'hommes explosa et parvint à franchir le seuil de la salle. Catherine, stupéfaite, put voir qu'ils traînaient après eux une forme humaine gigotant qui avait l'air d'une énorme citrouille plantée sur de courtes jambes, à cela près que la citrouille glapissait dans une langue inconnue.

— Regardez, maître Mathieu, ce que nous avons trouvé sur le chemin, s'écria l'un des vignerons, un énorme gaillard à la figure couleur lie-de-vin.

D'un geste qui ne lui coûta aucun effort apparent, le colosse saisit l'étrange bonhomme et le déposa assis sur la table, juste devant Mathieu. Après quoi, il empoigna à deux mains la citrouille qui cachait jusqu'au cou le visage du petit homme. La barbe blanche et le visage de furet d'Abou-al-Khayr, le petit médecin de Cordoue, apparurent. La première toujours aussi blanche mais le second écarlate de fureur et d'étouffement.

— Avez-vous jamais vu plus vilain macaque ?

s'esclaffa le vigneron. Je l'ai trouvé sur la route avec deux grands diables, noirs comme Satan lui-même, perchés tous trois sur des mules, sérieux comme Carême-prenant ! J'ai pensé que vous aimeriez voir ces phénomènes avant qu'on les jette à la rivière. On n'a pas toujours l'occasion de rire un peu, pas vrai ?