— Mais, s'écria Mathieu qui avait reconnu le médecin maure, c'est mon ami du Grand Charlemagne, c'est le seigneur Abou-al-Khayr en personne ! Malheureux ! Tu veux jeter mes amis à la rivière ?
Qu'allais-tu faire, mon Dieu, qu'allais-tu faire !
Il s'empressait de faire descendre Abou-al-Khayr de la table, lui offrait un siège et un verre de vin que, dans son trouble, le petit musulman avala sans sourciller. Il avait eu très peur, mais il reprenait peu à peu ses couleurs habituelles et ne cachait pas son plaisir de retrouver Mathieu, ni son soulagement.
— J'ai cru ma dernière heure venue, mon ami... Allah soit béni de m'avoir conduit entre vos mains. Mais s'il n'est pas trop tard pour sauver mes serviteurs, j'aimerais beaucoup qu'on ne les jetât pas non plus à l'eau !
Un ordre de Mathieu propulsa le vigneron coupable, un peu confus de la tournure prise par les événements, vers la sortie, tandis qu'avec l'aide de Jacquette, étonnée de l'étendue des relations de son frère, le petit médecin remettait de l'ordre dans sa toilette et réinstallait son turban jaune suivant la bonne règle. Mais les yeux vifs d'Abou avaient déjà repéré Catherine qui se tenait un peu à l'écart, n'osant approcher.
L'arrivée soudaine du Cordouan avait fait battre son cœur à un rythme désordonné. Garin n'avait-il pas dit que l'Arabe s'était attaché à la personne d'Arnaud de Montsalvy ? Par lui, elle apprendrait sans doute bien des choses sur celui qui hantait son cœur et son esprit.
Autour de la table l'agitation créée par l'entrée sensationnelle du petit médecin se calmait. Installé dans un fauteuil bourré de coussins, nanti d'une écuelle d'étain et d'un gobelet, Abou-al-Khayr achevait de reprendre ses esprits. Son regard, fixé sur Catherine avec une insistance presque gênante, revint vers la table servie, s'arrêta sur les vastes plats dont Mathieu s'apprêtait à lui faire les honneurs...
Le drapier resta en arrêt, couteau en l'air, au moment précis où il allait attaquer le plus gras des cochons rôtis. Avec un cri d'horreur, Abou-al-Khayr venait de bondir sur ses pieds et, repoussant son fauteuil qui chut à terre avec un bruit de tonnerre, s'enfuyait à toutes jambes jusqu'à la cheminée où il restait tapi, plus blanc que sa barbe, tremblant de tous ses membres et glapissant sur le mode suraigu.
— Allons bon ! fit Mathieu, que lui arrive-t-il encore ? Eh, mon compère, ne vous sauvez pas ! Venez plutôt que nous goûtions ensemble à ce rôti. Qu'est-ce donc qui vous fait peur séant ?
— Du porc !... fit Abou d'une voix grelottante, du porc !... animal impur !... chair maudite et défendue !... Un vrai croyant ne peut s'approcher d'une table où l'animal immonde est servi...
Interdit, les yeux ronds, Mathieu regardait tour à tour le petit médecin tremblant de frayeur et le cochon innocent, si appétissant sur son plat.
— Qu'est-ce donc qu'il veut dire là ? Impurs, mes cochons ?
grogna-t-il vexé.
Ce fut Odette qui le tira d'embarras. Quittant sa place elle vint se placer près de Mathieu. Catherine vit qu'elle avait bien du mal à garder son sérieux.
— A la cour du roi Charles, j'ai vu venir une fois un mage infidèle de la race de cet homme. Madame la duchesse d'Orléans, bonne chrétienne cependant, espérait en sa magie pour guérir le roi. Cet homme refusait toujours qu'on lui servit du porc que sa religion considère comme impur.
Le Prophète a dit : « Tu ne mangeras pas la chair de l'animal immonde
», renchérit Abou, de son coin.
Mathieu poussa un profond soupir, rejeta couteau et fourche et se leva.
— C'est bon, fit-il à l'adresse de sa sœur. Ordonne que l'on mette des chapons à la broche et que l'on prépare quelque poisson de haut goût. Nous allons boire, mon ami et moi, dans mon cabinet, en attendant que tout soit prêt. Continuez sans nous votre repas.
Au grand désappointement de Catherine, Mathieu et Abou s'éloignèrent ensemble. Ainsi c'était l'oncle qui entendrait les confidences du petit médecin alors qu'elle-même brûlait de l'interroger
? Elle se promit bien de ne pas repartir sans avoir eu avec lui un entretien même s'il fallait pour cela mécontenter l'oncle Mathieu.
Elle n'eut pas besoin d'en arriver là. Tandis que, le repas terminé, elle regardait danser les vignerons dans la grande salle débarrassée des tables, elle sentit qu'on la tirait par sa manche. Le médecin était auprès d'elle.
— C'est toi que je cherchais en prenant cette maudite route ! dit-il à mi-voix.
— Je regagne ma maison de Dijon demain matin, répondit-elle.
Venez avec moi si l'hospitalité d'une femme ne vous fait peur...
Abou-al-Khayr sourit puis s'inclina profondément en murmurant :
— Permets-moi de baiser, Ô Reine, comme fait le ciel, la poussière qui dort au seuil de ta porte... dirait le poète. Moi je dirai seulement que je serai heureux de te suivre pourvu que tu accueilles aussi mes serviteurs et que tu ne me serves pas de porc !
Le lendemain à l'aube, la litière de Catherine reprenait le chemin de Dijon, emmenant le médecin et les deux jeunes femmes. Presque tout le pays ronflait !
En arrivant à Dijon, Odette quitta son amie pour se rendre chez sa mère où elle voulait passer deux jours avant de rentrer à Saint-Jean-de-Losne. Catherine ne la retint pas. L'ancienne favorite semblait préoccupée et, de plus, la jeune femme sentait bien qu'Abou-al-Khayr ne parlerait pas tant qu'une inconnue serait là. Tout au long du trajet, il n'avait pas dit trois mots. À l'hôtel de la rue de la Parcheminerie, son entrée flanquée de ses deux esclaves noirs fit quelque peu sensation. D'un même mouvement, les servantes de Catherine ramassèrent leurs jupes pour s'enfuir, tandis que les valets reculaient en se signant. Un regard autoritaire de la jeune femme les arrêta net.
En un seul mois elle avait su s'imposer et se faire respecter presque autant que Garin lui-même. Sèchement, elle ordonna au majordome Tiercelin de faire préparer pour l'hôte distingué la chambre aux griffons et d'y faire porter deux paillasses pour les serviteurs de l'Arabe. Après quoi elle conduisit elle-même, en cérémonie et précédée de porte-flambeau, pour bien montrer le cas qu'elle en faisait, son visiteur jusqu'à ses appartements. Pendant tout ce temps, Abou- al-Khayr s'était tu, se contentant d'examiner choses et gens autour de lui.
Lorsque Catherine le quitta au seuil de sa chambre en lui indiquant l'heure du repas, il poussa un profond soupir et la retint par le bras.
— Si je comprends bien, ta situation a beaucoup changé ?
demanda-t-il doucement, tu es mariée ?
— Mais... oui, depuis un mois.
Le petit médecin secoua tristement sa tête enrubannée. Il semblait tout à coup accablé de douleur.
En arrivant à Dijon, Odette quitta son amie pour se rendre chez sa mère où elle voulait passer deux jours avant de rentrer à Saint-Jean-de-Losne. Catherine ne la retint pas. L'ancienne favorite semblait préoccupée et, de plus, la jeune femme sentait bien qu'Abou-al-Khayr ne parlerait pas tant qu'une inconnue serait là. Tout au long du trajet, il n'avait pas dit trois mots. À l'hôtel de la rue de la Parcheminerie, son entrée flanquée de ses deux esclaves noirs fit quelque peu sensation. D'un même mouvement, les servantes de Catherine ramassèrent leurs jupes pour s'enfuir, tandis que les valets reculaient en se signant. Un regard autoritaire de la jeune femme les arrêta net.
En un seul mois elle avait su s'imposer et se faire respecter presque autant que Garin lui-même. Sèchement, elle ordonna au majordome Tiercelin de faire préparer pour l'hôte distingué la chambre aux griffons et d'y faire porter deux paillasses pour les serviteurs de l'Arabe. Après quoi elle conduisit elle-même, en cérémonie et précédée de porte-flambeau, pour bien montrer le cas qu'elle en faisait, son visiteur jusqu'à ses appartements. Pendant tout ce temps, Abou- al-Khayr s'était tu, se contentant d'examiner choses et gens autour de lui.