Dans la soirée, tandis que ses femmes la préparaient pour la nuit, Catherine prit un plaisir neuf à la contemplation de son propre corps.
Sara debout derrière elle, peignait longuement les mèches dorées jusqu'à ce qu'elles fussent aussi brillantes que le peigne précieux dont se servait l'ancienne tzigane et, pendant ce temps, trois servantes, après l'avoir lotionnée d'eau de rose, s'activaient à poser divers parfums sur les différentes parties de son corps. C'était Sara qui dirigeait l'opération et avait composé le mélange utilisé par Catherine. Son long séjour chez le marchand vénitien qui l'avait achetée jadis en avait fait une experte parfumeuse. Dix ans dans la boutique d'un apothicaire-épicier, cela laisse le temps d'apprendre, mais il n'y avait que peu de temps que Catherine lui avait découvert ce talent.
Sur les cheveux et les yeux, la servante posait quelques gouttes d'extrait de violette, sur le visage et les seins de l'iris de Florence, de la marjolaine derrière les oreilles, du nard sur les jambes et les pieds, de l'essence de rose sur le ventre et les cuisses, enfin un peu de musc aux plis de l'aine. Le tout appliqué si légèrement que, lorsqu'elle se déplaçait, Catherine faisait voltiger autour d'elle une brise embaumée, pleine de fraîcheur.
Le grand miroir poli, précieusement encadré d'or et d'émaux de Limoges, renvoyait une image charmante, rose et dorée, d'un éclat si triomphant que les yeux de Catherine étincelèrent d'orgueil. Sa situation présente, le fait qu'elle était maintenant une femme très riche, lui permettait, au moins, de soigner sa beauté, d'augmenter encore si possible la splendeur de son corps pour en faire l'irrésistible aimant, le piège impitoyable et délicieux où se prendrait l'homme aimé. Elle voulait Arnaud de toute la force de son cœur exigeant mais aussi de toute l'ardeur de sa jeunesse épanouie. Et elle savait aussi que pour l'obtenir, pour le ramener entre ses bras, vaincu et passionné comme la nuit de leur rencontre, elle ne reculerait devant rien. Pas même, si la nécessité venait à s'en faire encore sentir, devant un crime !
Perrine, la jeune fille qui faisait office de parfumeuse, son ouvrage terminé, se retira de quelques pas, contemplant elle aussi l'adorable forme féminine que le miroir reflétait avec la flamme des bougies de cire fine.
— Comment notre maître ne serait-il pas éperdument amoureux ?
murmura-t-elle pour elle-même.
Mais Catherine avait entendu. L'évocation de Garin, si éloigné de son esprit pour le moment, la ramena brutalement sur terre et la fit frissonner. Étendant la main, elle saisit avec impatience la robe de chambre posée sur un coffre, une sorte de longue dalmatique aux manches très larges qui s'ouvrait bas sur la poitrine et dont le tissu d'or, rebrodé de fleurs fantastiques aux éclatantes couleurs, avait été apporté de Constantinople par une caraque génoise. Elle s'en drapa vivement, glissa ses pieds dans de petites pantoufles assorties faites avec les chutes de tissu, et congédia ses servantes.
— Sortez toutes ! Laissez-moi !
Elles obéirent, Sara comme les autres. Mais, avant de refermer la porte la gitane se retourna, cherchant le regard de Catherine, espérant que l'ordre ne la concernait pas. Debout au milieu de la chambre, fixant les flammes de la cheminée, Catherine ne se retourna pas. Alors Sara sortit avec un soupir.
Quand elle fut seule, la jeune femme alla à la fenêtre, repoussa les lourds volets de bois peints et dorés qui rappelaient la décoration des poutres du plafond. Son regard plongea dans la cour de l'hôtel comme au fond d'un puits. Aucune lumière ne s'y montrait. Chez Garin, tout était obscur. Elle eut envie d'appeler Sara pour lui demander d'aller voir ce que faisait son mari, mais l'amour-propre la retint. Si elle envoyait chez lui sa servante, Dieu sait ce que Garin imaginerait ?
Peut-être qu'elle désirait sa présence, alors que, justement, elle craignait cette présence et souhaitait apprendre qu'il ne lui rendrait pas visite ce soir-là. Mais Catherine se tourmentait à tort. Ni cette nuit, ni les nuits suivantes, Garin de Brazey ne vint frapper à la porte de sa femme ! Parfaitement illogique, celle-ci en éprouva quelque dépit...
Durant les jours qui s'écoulèrent entre son retour et la présentation de Catherine à la duchesse-douairière, Garin de Brazey sembla prendre plaisir à faire admirer à sa jeune femme toutes les merveilles cachées de son hôtel. Pendant son absence, celle-ci avait pu prendre possession de ses propres appartements et aussi de toute la partie réservée aux réceptions et à la vie publique. Après la grande salle au plafond doré et historié, tendue d'admirables tapisseries d'Arras à fils d'or qui retraçaient la vie des Prophètes, elle avait pu admirer plusieurs autres pièces qui lui faisaient suite, un peu plus petites mais décorées avec un luxe extraordinaire. Elles étaient toutes tendues de ce violet pourpré cher au maître de céans, décorées d'or et d'argent et, de plus, des merveilles d'orfèvrerie s'y entassaient avec des livres rares aux couvertures ornées de pierres fines, des coffres d'émail, des statues d'or, d'ivoire et de cristal, des tapis épais où le pied enfonçait jusqu'à la cheville, des instruments de musique taillés dans les bois les plus précieux et les plus rares. Elle avait aussi fait connaissance des énormes cuisines, agencées pour nourrir une véritable foule, du jardin planté de buis et de roses, des écuries, des resserres à provisions. Mais elle n'avait pas pénétré dans l'aile gauche que commandait une porte unique, en chêne aux énormes pentures de fer et toujours fermée à clef, ni dans les appartements de son mari. Cette aile s'ouvrait tout au fond de la grande galerie aux vitraux multicolores qui courait tout le long du premier étage de l'hôtel. Lorsque Garin, après avoir saisi un flambeau allumé, ouvrit la mystérieuse porte, Catherine comprit pourquoi on la gardait si soigneusement fermée. L'aile gauche, d'aspect très féodal, éclairée seulement par d'étroites meurtrières, n'était en fait qu'une vaste resserre dans laquelle le Grand Argentier entreposait une foule de choses venues de tous les coins du monde et qu'il faisait revendre ensuite, avec grand profit, par ses nombreux agents. Car, à ses nobles et très honorifiques fonctions, Garin joignait un commerce de grande envergure qui, pour être secret et gêné actuellement par la guerre, n'en était pas moins très lucratif.
— Vous voyez, fit Garin mi-sérieux, mi-moqueur en la guidant à travers les salles bondées, je vous livre mes secrets. Dans l'unique but, d'ailleurs, que vous me fassiez la grâce de prendre ici tout ce dont vous aurez envie.
Elle sourit pour le remercier puis, à sa suite, parcourut le vaste entrepôt les yeux grands ouverts d'admiration. L'une des chambres contenait des tapis, enroulés les uns sur les autres, répandant une odeur lourde et musquée, évocatrice de soleil et de pays lointains. Le chandelier que portait Garin faisait vivre un instant leurs couleurs chatoyantes. Tapis d'Asie Mineure, de Brousse, de Smyrne ou de Kusch aux teintes chaleureuses, vert sourd ou bleu profond pour mieux faire chanter l'éclat des pourpres, tapis du Caucase aux harmonieux dégradés, tapis persans de Herat, de Tabriz, de Meched ou de Kashan, fleuris comme des jardins de rêve, Boukhara somptueux, Samarcandes éclatants et jusqu'à d'étranges tapis de soie du Khotan, à trames lâches, venus de la Chine fabuleuse.
D'autres pièces renfermaient les draps dorés de l'Euphrate, les fourrures précieuses, zibelines, hermines, renards et vairs de Mongolie, les selles et harnais de Kirmân, les jaspes de Karashar, les lapis lazulis de Badakhshan, l'ivoire brut des forêts asiatiques, le santal blanc de Mysore. Puis les épices précieuses valant leur poids d'or, gingembre de la Mecque, girofle de Chine, cannelle du Tibet, poivre noir, cubèbe et muscade de Java, poivre blanc de Cipango1, safran de la Caspienne, pistaches de Syrie, le tout enfermé dans des sacs empilés les uns sur les autres. Ces épices dégageaient une odeur enivrante qui faisait tourner la tête de Catherine et serrait ses tempes sous un début de migraine. Cet endroit était comme une caverne fabuleuse dans les profondeurs de laquelle s'allumait parfois l'éclat d'un métal, la couleur d'une étoffe, la blancheur crémeuse d'un ivoire ou le vert glauque d'un objet de jade. Au fond de la dernière pièce, Garin, qui avait refermé soigneusement la porte de la galerie, souleva une simple draperie de toile verte et découvrit une porte basse qu'il ouvrit à l'aide d'une clef prise à sa ceinture. Catherine se retrouva dans la chambre de son mari, derrière le grand fauteuil d'argent et de cristal où elle avait vécu jeune fille, de si pénibles instants.