— Voilà ! je vous rends votre précieux trésor ! Je conçois que vous ayez hâte de le remettre en lieu sûr...
Mais, d'un geste, Garin repoussa la main tendue. Sur ses lèvres minces passa un sourire de dédain.
— Gardez-le ! fit-il. Si je vous ai suivie chez vous, ce soir, ce n'est certes pas à son propos, mais bien pour vous poser une question : depuis combien de temps connaissez-vous messire de Montsalvy ?
La question désarçonna Catherine qui, par habitude, chercha le regard de Sara. Mais voyant que son maître souhaitait demeurer chez sa femme, la tzingara s'était éclipsée, à sa manière silencieuse, les laissant seuls. La jeune femme détourna la tête, prit un peigne d'ivoire et commença à le passer doucement dans ses cheveux.
— Qui vous fait supposer que je le connaisse ?
— Votre émotion trop visible tout à l'heure. Vous n'auriez pas frémi ainsi pour un inconnu. Aussi souffrez que je réitère ma question
: d'où le connaissez- vous ?
Le ton de Garin était parfaitement courtois et sa voix ne s'était pas élevée au-delà de ses habituelles notes basses, mais Catherine ne s'y trompa cependant pas. Il voulait une réponse et l'obtiendrait. Le mieux était, sans doute, de lui dire la vérité, tout au moins une partie de la vérité, celle qu'il pouvait entendre. En quelques phrases, elle retraça la scène de la route de Tournai, quand Mathieu et elle-même avaient trouvé le chevalier blessé. Elle dit comment ils l'avaient transporté jusqu'à l'auberge et comme Abou- al-Khayr l'avait pansé et avait, ensuite, pris soin de lui.
— Comme vous pouvez en juger, fit-elle avec un sourire, c'est à la fois une vieille connaissance et une vague relation. Mais il était normal que je montrasse quelque émotion en le voyant reparaître aussi inopinément devant moi ce soir et dans de si tragiques circonstances.
— Tragiques est le mot, en effet. Il est probable, ma chère, que vous ne tarderez guère à pleurer cette « ancienne connaissance ». Le bâtard de Vendôme est un redoutable adversaire qui joint l'astuce et la souplesse du serpent à la force du taureau... Et le combat sera à outrance. Peut-être préférerez-vous n'y point assister, si vous êtes tellement sensible ?
Quelle idée ? Je tiens au contraire à voir le combat. Monseigneur Philippe, d'ailleurs, ne nous y a-t-il pas conviés ?
— En effet ! Eh bien donc, nous nous y rendrons puisque vous pensez pouvoir supporter ce spectacle. Je vous souhaite le bonsoir, Catherine...
Un instant, la jeune femme eut envie de le retenir. Son attitude lui semblait bizarre. Elle souhaitait le faire parler afin de se rendre compte du crédit exact attaché par lui à ses explications, mais le désir d'être seule avec le souvenir d'Arnaud fut le plus fort. Elle laissa Garin s'éloigner, renvoya même Sara quand elle réapparut pour l'aider à se déshabiller. Elle n'avait envie de partager avec personne l'espoir qui la gonflait, chaud et secret comme une promesse de maternité, et quelle voulait porter jusqu'à ce qu'il répandit sur elle une pleine moisson de bonheur.
Pour le moment, un but unique, renfermé dans le mot : Arras. Elle voulait oublier qu'Arnaud y aventurerait dangereusement sa vie. Dans deux jours, les mêmes murs de la même cité les enfermeraient tous deux, sous le même ciel. Et Catherine se jurait de ne pas laisser Arnaud s'éloigner d'elle sans avoir tenté de le reprendre, quelles qu'en puissent être les conséquences.
Se loger dans Arras fut moins aisé pour les Brazey qu'à Amiens.
Philippe de Bourgogne ménageait trop ses bons bourgeois artésiens pour les obliger à faire place à ses hôtes comme l'avait fait cavalièrement l'évêque d'Amiens. Aussi Catherine dut-elle s'empiler, avec Ermengarde de Châteauvillain, Marie de Vaugrigneuse et deux autres dames de parage des princesses, dans deux chambres que leur céda d'assez bonne grâce un lainier de la ville haute, tandis que Garin s'en allait rejoindre Nicolas Rolin et Lambert
de Saulx dans une simple auberge. Cet arrangement ne déplaisait pas à Catherine qui voyait dans cette séparation momentanée un présage favorable à la réussite de ses projets.
L'annonce du combat du lendemain avait empli la ville à éclater. De partout, de tous les châteaux voisins et même de villes éloignées, on accourait. Des tentes se gonflaient, l'une après l'autre, jusque sous les murs de la ville. Arras paraissait jaillir d'un parterre d'énormes fleurs.
On ne parlait que de la joute sur les places et dans les carrefours où des paris s'engageaient. Catherine enrageait de constater que, partout, on donnait le bâtard de Vendôme gagnant. Personne n'offrait cher de la peau d'Arnaud de Montsalvy et, comme, par-dessus le marché, nul ne se gênait pour proclamer hautement qu'il n'aurait pas volé son sort, si définitif fût-il, Catherine s'indignait de tout son cœur.
— Depuis quand la force brutale prime-t-elle la valeur ? s'écria-t-elle tandis qu'elle aidait dame Ermengarde à défaire ses coffres et à défroisser ses robes en vue du banquet du soir et de la joute du lendemain. Ce bâtard est fort comme un ours, mais cela ne signifie nullement qu'il doive vaincre...
— Peste ! ma chère, fit Ermengarde en lui enlevant prestement des mains la précieuse robe de velours de Gênes que, dans sa fureur, Catherine malmenait quelque peu, ce jeune présomptueux semble avoir en vous un chaud défenseur ! Pourtant vous devriez, ce me semble, porter tous vos vœux au bâtard qui va combattre pour l'honneur de notre Duc. Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas aussi bonne Bourguignonne que vous devriez ?
Sous l'œil inquisiteur de la grosse dame, Catherine se sentit rougir et ne répondit pas. Elle se rendait bien compte qu'elle avait fait une faute, mais elle eût préféré se couper la langue plutôt que de revenir sur ses paroles. Ermengarde ne parut pas s'en formaliser. Elle éclata de rire et assena, sur le dos de la jeune femme, une claque si vigoureuse qu'elle faillit la précipiter tête première dans le coffre ouvert.
— Ne faites pas cette tête-là, dame Catherine ! Nous sommes seules, vous et moi, et je peux bien vous avouer que je fais, moi aussi, des vœux pour ce jeune insolent. Car, outre que je considère le roi Charles comme notre très légitime souverain, j'ai toujours aimé les beaux garçons, surtout quand ils sont assez braves pour être un peu fous. Et sacrebleu, il est beau le mâtin ! Je sais bien que si j'avais vingt ans de moins...
— Que feriez-vous ? demanda Catherine amusée.
— Je ne peux vous dire exactement comment je m'y prendrais, mais il ne pourrait plus entrer dans son lit sans m'y trouver ! Et, morbleu, pour m'en tirer, il faudrait autre chose que sa grande épée...
car, ou bien je me trompe fort ou bien ce garçon n'a pas seulement l'aspect d'un homme, il en a l'âme, cela se voit dans ses yeux. De plus, je jurerais qu'en amour c'est un maître. Cela aussi se sent quand on s'y connaît.
Catherine fit toute une affaire de brosser la robe écarlate et de l'étendre sur l'immense lit qu'elle devait partager avec la Grande Maîtresse. Cela lui permettait de cacher la rougeur que les paroles un peu trop directes d'Ermengarde avaient fait monter à son front. Mais la comtesse avait des yeux particulièrement perçants.
— Laissez donc cette robe, s'écria-t-elle gaiement. Ne jouez pas les prudes et les sottes avec moi et ne vous cachez pas pour rougir à l'aise afin de me faire croire que mes paroles vous choquent. Je vous ai dit ce que je ferais si j'avais vingt ans de moins... si j'étais vous, par exemple.
— Oh ! s'écria Catherine scandalisée.
Je vous ai déjà dit de ne pas faire la prude et j'ajoute : ne me prenez pas pour une sotte, Catherine de Brazey. Je suis une vieille bête, mais je sais lire sur un visage quand s'y peignent l'amour et le désir. Et il était fort heureux pour vous que votre époux n'y vît que d'un œil, au bal de l'autre soir. Il n'était pas un trait de votre visage qui ne proclamât votre amour pour cet homme.