— Je crois que nous allons voir un très beau combat, fit tranquillement Saint-Rémy de sa voix affectée. Ce coup était remarquable !
Catherine le regarda de travers. Cet enthousiasme sportif la choquait car il lui paraissait peu de mise là où il s'agissait de vies humaines. Elle chercha à le blesser :
— Comment se fait-il que, né à Abbeville, vous ne soyez pas au roi de France ? lui lança-t-elle dans une intention nettement provocatrice.
Mais il ne se formalisa pas.
J'y étais, fit-il tranquillement. Mais la cour d'Ysabeau est pourrie et l'on ne sait si celui qui se dit Charles VII est vrai fils de France. Je préfère le duc de Bourgogne.
— Cependant, vous semblez faire des vœux pour Arnaud de Montsalvy ?
— Je l'aime beaucoup. S'il était Charles VII, je n'aurais pas la joie d'être auprès de vous car je serais auprès de lui.
— Le fait qu'il serve le Roi devrait vous suffire ! fit Catherine sévèrement ; mais Ermengarde lui fit signe de se taire.
Les deux chevaliers fonçaient à nouveau l'un vers l'autre avec une ardeur accrue. Trop d'ardeur, peut- être, car, cette fois, il ne se passa rien. Le cheval du bâtard fit un écart au moment de croiser le destrier d'Arnaud. Les lances dévièrent et les cavaliers, sur leur élan, coururent encore quelques toises avant de faire volte-face et de regagner leurs camps. En revenant vers son pavillon, Arnaud avait relevé un instant la ventaille de son casque pour respirer mieux. Tandis qu'il défilait au petit trot devant les tribunes, Catherine accrocha son regard. Elle vit se crisper fugitivement le beau visage dur du jeune homme. Alors, de tout son cœur, elle lui sourit. L'amour à cette minute illumina son visage avec tant de force qu'Arnaud tressaillit. Il baissa la tête, fit mine de resserrer à son bras l'écharpe bleue qu'il y avait nouée. Son arrêt devant la tribune avait été minime, mais il avait inondé Catherine d'une joie nouvelle. Pour une fois, en croisant le sien, le regard d'Arnaud n'était pas dédaigneux. Il y avait dedans une chaleur qu'elle avait désespéré d'y revoir un jour. Mais la minute précieuse était déjà écoulée. Le combat reprenait le chevalier dans son cercle infernal.
Les adversaires rompirent encore deux lances sans résultat appréciable. Sous les poussées de géant du bâtard, Arnaud pliait parfois mais demeurait en selle. À la cinquième course, pourtant, la lance de Lionel vint frapper le casque du jeune homme juste au rivet d'attache gauche de la ventaille. Catherine crut qu'il avait la tête emportée. Mais tête et heaume tenaient bien. La ventaille seule tomba d'un côté, découvrant le visage du jeune homme que rayaient deux filets de sang.
— Il est blessé ! s'écria Catherine à demi soulevée. Dieu Tout-Puissant !
Les muscles de sa gorge l'étranglaient. Le cri franchit à peine ses lèvres devenues aussi blanches que sa robe. Ermengarde se pendit littéralement à son bras pour l'obliger à se rasseoir.
— Ne vous donnez pas ainsi en spectacle, morbleu ! Du calme, ma mie, du calme ! On vous regarde !
— Ce n'est pas grave, fit Saint-Rémy les yeux sur le blessé. Une estafilade, sans doute causée par le rivet en s'enfonçant.
— Mais il a été blessé à la tête, il y a si peu de temps ! gémit Catherine avec tant de douleur et d'angoisse que son voisin la regarda pensivement.
Il eut un bref sourire.
— Il semble que je ne sois pas le seul Bourguignon à former des vœux pour le chevalier du roi Charles ? fit-il gentiment. Je vous dirai donc, comme la comtesse Ermengarde, de ne point vous tourmenter.
Le gaillard est solide. Il en a vu d'autres...
Là-bas, Arnaud achevait d'arracher, d'une main impatiente, la ventaille pendante. De l'autre, il prenait le pot d'eau que lui tendait Xaintrailles et se désaltérait hâtivement, à longues goulées. Catherine vit que le bâtard en faisait autant. Tous deux empoignèrent, à la même fraction de seconde, la sixième et dernière lance.
Si les deux hommes demeuraient en selle, le combat se poursuivrait à cheval, mais à la hache. Arnaud, avec son visage découvert, avait le désavantage.
Comme pour le souligner, Lionel de Vendôme referma son casque d'un geste sec. Arrachant des mottes d'herbes de leurs quatre pattes, les coursiers s'élancèrent. Catherine se signa précipitamment. Le choc des lances fut terrible. Le bâtard avait mis toute sa force "dans ce dernier coup. Atteint à l'épaulière, Arnaud fut littéralement arraché de sa selle. Projeté en l'air, il alla retomber sur une barrière, à cinq pas de son cheval qui, affolé, s'enfuit. Mais la violence de sa propre attaque avait déséquilibré Lionel. Le coup porté par la lance d'Arnaud, bien que tombant à faux, avait fait le reste. Il vida les étriers, glissa lourdement sur le sol qu'il toucha dans un tintamarre de ferraille.
— Quelle chute sans grâce ! commenta Saint-Rémy narquois à l'usage de Catherine. Mais elle a du moins l'avantage d'égaliser les chances.
La culbute de Vendôme avait été grandement utile à son adversaire.
Souple comme un chat malgré les clinquantes livres de fer qu'il avait sur le dos, malgré aussi une nouvelle blessure, bientôt visible quand le sang commença à s'élargir sur la cotte fleurdelisée, au défaut de l'épaule, il avait sauté sur ses pieds. Mais, gêné par les pointes de ses longues poulaines d'acier, il avait vivement arraché ses solerets avant de saisir la hache d'armes plantée non loin de lui. Il était presque devant Catherine à cet instant et la jeune femme le vit avancer sur son adversaire à petits pas courts, les prunelles rétrécies, la targe au coude gauche et la hache levée. A son tour, Lionel de Vendôme se redressait. Debout, face à face, la différence de taille entre les deux adversaires était criante. Arnaud mesurait à peu près un mètre quatre-vingt-trois ou quatre, mais, auprès des deux mètres dix du bâtard, il semblait petit. Dans la poigne de Lionel, la hache avait l'air d'un tronc d'arbre emmanché d'acier gris. Sans reprendre haleine et sans en laisser le temps au bâtard, Arnaud avait bondi. Il voulait vaincre et vaincre vite.
Ses blessures, le sang qu'il perdait, ne lui laissaient que cette seule alternative et Catherine le sentait dans sa chair même. Elle souffrait, physiquement, pour lui. La hache rebondit sur l'armure de Vendôme qui s'apprêtait à frapper. D'un mouvement vif, Arnaud sauta de côté, évita le coup qui l'eût assommé, revint à la charge, frappa encore... Le heurt des haches sur l'acier retentissait avec un bruit de cloches, faisant jaillir des étincelles. Le chevalier du Roi porta alors un coup qui arracha les « vivats » des assistants. Sa hache s'abattit sur le timbre du heaume de Lionel, tranchant net le lion d'or qui roula dans le sable. Le rugissement de rage du bâtard fut entendu de tous. Il se dressa de toute sa hauteur, empoignant la hache à deux mains pour assommer l'insolent qui venait de le découronner. Mais ses poulaines de fer le gênaient. Il buta, faillit tomber et Arnaud n'eut aucune peine à détourner le coup avec le manche de sa cognée. Catherine devina qu'une fureur aveugle possédait Vendôme. Il voulait tuer, tuer vite !
Ses coups, rapides mais peu précis l'épuisaient sans avoir toute l'efficacité désirable. Il frappait en aveugle, possédé par la rage.
Arnaud, au contraire, semblait se faire plus froid d'instant en instant. Il saisit son moment, porta plusieurs coups de tranchant à la visière de Lionel qu'il fit sauter, découvrant la face rouge et suante de son ennemi. Le bâtard tendit la main pour empoigner la hache du jeune homme mais celui-ci la lança loin de lui et se jeta sur le géant, les griffes de fer de ses gantelets visant le visage. Vendôme, sentant les serres du chevalier lui labourer la face eut un mouvement de recul, glissa et s'écroula à terre. Arnaud se laissa tomber sur lui, continuant avec acharnement son travail d'écorcheur. Le bâtard, brusquement vidé de ses forces, aveuglé à demi, beuglait comme un bœuf à l'abattoir. On l'entendit crier merci !