— Sottises !
Quittant le refuge de la table, le duc s'était mis à marcher nerveusement, de long en large, à travers l'immense tref, sans même regarder Catherine.
— J'ai vu cette fille, si tu tiens à le savoir. Quand Lionel de Vendôme l'a prise et l'a remise à son chef, Jean de Luxembourg, j'ai voulu la rencontrer et je me suis rendu au château de Beaulieu où Luxembourg la tient captive. J'ai trouvé une outrecuidante personne, pétrie d'orgueil, qui, au lieu de s'humilier devant moi, n'a su me faire que des reproches...
— Est-ce que tu ne t'en fais jamais, toi-même, des reproches ? As-tu vraiment conscience d'agir toujours en fidèle vassal de la couronne de France ?
Philippe s'arrêta net et foudroya Catherine du regard. Deux taches rouges montaient à ses joues pâles et son regard flambait d'orgueil blessé.
— Vassal ? Quel est ce mot ? Je suis plus riche, cent fois plus puissant que ce fantoche de Charles qui se dit roi de France ! Je refuse l'hommage, je refuse de le reconnaître comme suzerain. Désormais, la Bourgogne sera libre, indépendante... un grand royaume qui deviendra peut-être un empire.
Je referai, autour d'elle, l'empire de Charlemagne... tous les peuples de la terre s'inclineront devant mon trône et ma couronne.
A son tour, Catherine se mit à rire, avec une nuance de mépris qui n'échappa pas à Philippe et arrêta net son discours.
— Qui te donnera cette couronne ? Dans quelle cathédrale iras-tu chercher l'onction sainte ? À Westminster, je pense, comme il convient au fidèle soutien de l'Anglais envahisseur. Car, pour Reims, la place est déjà prise. Par le choix de Dieu et par le sacre solennel, Charles VII est, bien réellement, seul et vrai roi de France. Ni toi, ni le jeune fantoche qui règne à Paris n'y pourront jamais rien. Il est le Roi. Ton ROI !
— Jamais je ne reconnaîtrai pour tel le meurtrier de mon père !
— Allons donc ! Je te connais bien. Si Charles y mettait le prix, t'offrait la moitié de son royaume et assez de terre pour satisfaire ton orgueil, tu mettrais bien ta main dans la sienne. Me crois-tu assez niaise pour n'avoir pas suivi, depuis deux ans, le double jeu, oh ! fort habile, que tu as joué ? On ne bâtit pas sur la trahison, Philippe... et le royaume de Bourgogne ne verra jamais le jour !
— Assez !
Il avait hurlé et sa main convulsive tourmentait la dague passée à sa ceinture ; Catherine lut dans ses yeux l'envie qu'il avait de la tuer mais ne s'en émut pas. Elle était au-delà de toute crainte et son regard étincelant ne se baissait pas. Au contraire, elle le défiait ! Ce fut lui qui capitula ; son regard vacilla, se détourna.
— Voilà donc où nous en sommes ? dit-il sourdement. Deux ennemis...
— Il ne tient qu'à toi que nous ne le Soyons plus. Accepte de mettre Jehanne à rançon et je ne te demanderai rien de plus. Bien mieux... je te reviendrai !
Philippe ne devina pas la somme de sacrifice et d'abnégation qu'enfermaient ces simples mots «je te reviendrai » mais ils le tinrent tout de même muet un instant. Finalement, il murmura :
— Non... même à ce prix, pourtant inestimable pour moi, je ne puis accepter. Cette fille a mis la Bourgogne en péril, je ne puis permettre qu'elle retrouve la liberté et continue à nous nuire.
— Promets au moins de ne pas la livrer à l'Anglais ?
— Impossible ! Dans le traité qui me lie à l'Angleterre, une clause stipule que les prisonniers pris en cette guerre lui seront remis afin qu'elle en dispose à son gré. Au surplus... elle est la prisonnière de Luxembourg, pas la mienne ! C'est à lui de décider.
— C'est ton dernier mot ?
— Le dernier ! Aucun autre n'est possible...
— Même... à moi ?
— Même à toi. Si tu étais à ma place, tu comprendrais...
Lentement, la jeune femme se détourna, se dirigea vers les tentures pourpres qui fermaient la tente. La partie, elle le comprenait bien, était perdue irrémédiablement, pour une raison contre laquelle elle ne pouvait rien
! Philippe avait peur... une peur terrible et primitive de cette fille étrange, littéralement tombée du ciel pour arracher de l'ornière le royaume de France.
Et cette peur dominait tous les autres sentiments. Catherine savait qu'il était inutile de lui demander le secret de l'entrevue qu'il avait eue avec la Pucelle parce qu'il aimerait mieux se couper la langue que le confier à qui que ce soit. Sans doute n'y avait-il pas eu le dessus. Mais, si la jeune femme comprenait la frayeur qui tenait le puissant duc de Bourgogne, cela n'empêchait pas, en elle-même, la colère et la déception de faire leur œuvre destructrice. Un goût amer emplissait la bouche et elle avait besoin de le cracher.
Tendant la main pour écarter les tentures de soie, elle se retourna, très droite, si mince dans son vêtement noir, au seuil du fragile palais. Les yeux froids, elle le toisa.
— Te comprendre ? Je suppose que, jadis, un homme qui se nommait Pilate a, lui aussi, demandé qu'on le comprenne. Si tu ne rends pas Jehanne, je ne te pardonnerai jamais ! Adieu !
Elle partit, sans se retourner, sourde même à ce qu'elle crut bien être l'écho de son nom, prononcé du fond de la tente. Cette fois, les ponts étaient bien coupés... jamais plus elle ne reverrait cet homme parce qu'il lui avait refusé la seule chose qui eût une réelle importance à ses yeux. Dehors, elle retrouva son cheval, son escorteur et aussi Saint-Rémy qui accourait à nouveau.
— Alors, Catherine, vous nous revenez ?
Elle secoua la tête, tendit la main au brillant gentilhomme.
— Non, Jean... Pardonnez-moi. Je crois même qu'il vous faudra oublier que vous m'avez jamais connu !
— Comment ? Monseigneur le Duc vous aurait refusé son pardon ? A qui ferez-vous croire une chose pareille ?
— A personne... car c'est moi qui n'en ai pas voulu ! Adieu, Jean... je ne vous oublierai pas. Vous avez toujours été un ami si fidèle...
Le visage long du jeune homme s'empourpra sous la poussée d'une émotion soudaine. Il serra très fort les doigts minces entre les siens.
— Et je le resterai ! J'ignore ce qui vous sépare de Monseigneur et je demeure son humble serviteur. Mais rien ni personne ne m'empêchera de rester votre ami !
Catherine, émue, sentit ses yeux s'embuer. Brusquement, elle se haussa sur la pointe des pieds, posa un baiser rapide sur la joue du roi d'Armes.
— Merci ! Je m'en souviendrai. Maintenant, adieu... Adieu, Seigneur Toison d'Or...
Avant qu'il ait pu la retenir, elle avait sauté en selle, sans l'aide de personne, et piquait des deux en direction du pont. La nuit était complètement venue maintenant mais de nombreuses torches éclairaient le camp et les fantastiques silhouettes de ses machines de guerre au repos. Sur les murs de la ville, des pots à feu flambaient, couronne dansante suspendue dans l'obscurité. Bientôt Catherine et l'écuyer eurent disparu aux yeux de Saint-Rémy qui, très vite, furtivement mais avec une sorte de rage, essuya ses yeux à sa manche somptueuse.
Passée la porte de la ville, Catherine trouva Xaintrailles qui l'attendait avec une troupe tout armée. Les garçons qui la composaient ouvrirent des yeux ronds sous leurs chapeaux de fer en constatant que le messager de tout à l'heure était une femme comme l'attestaient les longs cheveux flottant sur son dos mais le capitaine leur imposa silence d'un geste sec. Saisissant le cheval au mors, il aida Catherine à descendre, nota sa rougeur.
— L'affaire a dû être chaude, marmotta-t-il. Vous avez l'air de sortir d'une dure bataille.
— Plus chaude encore que vous ne croyez. J'admets que vous aviez raison, messire Xaintrailles... mais j'ai échoué.
— Sans espoir ?
— Sans le moindre espoir. Il a peur...
Tenant toujours le cheval par la bride, Xaintrailles passa sa main libre sous le bras de Catherine et l'entraîna. Ils marchèrent un moment, en silence, puis le capitaine dit entre ses dents.