Frère Étienne haussa les épaules. Son visage jovial avait perdu sa gaieté.
Des plis nombreux se creusaient sur son front.
— Dans un cas semblable, la ruse a souvent plus de chances que la force.
Jehanne sort chaque jour pour se rendre aux séances du procès.
— Construit jadis par Philippe-Auguste.
— Henry Beaufort. On l'appelait aussi le cardinal d'Angleterre.
Un même cri sortit de la poitrine des trois auditeurs du moine.
— Un procès ? Qui le lui fait ?
— Qui voulez-vous que ce soit ? Les Anglais, bien sûr. Mais sous les couleurs d'un procès religieux. C'est devant un tribunal ecclésiastique qu'elle comparaît, composé exclusivement de prêtres dévoués aux Anglais. La plupart viennent de l'Université de Paris qui leur est tout acquise. L'évêque de Beauvais, Pierre Cauchon, le préside avec l'aide de son ami Jean d'Estivet, promoteur du procès. On dit qu'il a promis à Warwick la mort de Jehanne et je le crois capable d'y parvenir.
Le nom avait frappé Catherine. Elle revoyait l'universitaire aigri et besogneux du temps de la Caboche, le prélat bouffi d'orgueil et de suffisance rencontré à Dijon. Certes, le juge de Jehanne devait être à la hauteur des deux autres personnages. En se rappelant la dureté des petits yeux jaunes de l'évêque, la jeune femme frissonna. En de telles mains, Jehanne n'avait à attendre ni pitié ni merci.
— Le but de ce procès ? demanda La Hire avec hauteur.
— Déshonorer le roi de France en démontrant que sa couronne lui a été gagnée par une sorcière et une hérétique, apaiser la rancune des Anglais en livrant Jehanne au bûcher, répliqua tranquillement frère Étienne.
Un moment de silence suivit les terribles paroles dont chacun écoutait l'écho résonner au fond de sa conscience et de son cœur. Enfin, Arnaud soupira :
— C'est bon. Dites à Catherine ce que vous nous offrez...
Voici ! J'ai de la famille à Rouen. Une bien intéressante famille : mon cousin Jean Son est maître maçon... et il est chargé de l'entretien du château. Ce sont des gens très bien, jouissant d'une belle aisance et... de l'entière sympathie de l'occupant avec lequel ils entretiennent d'assez bonnes relations d'affaires et même un peu plus.
— Des amis des Anglais ? fit Catherine ahurie.
— Mais oui ! fit frère Étienne imperturbable. Je vous ai dit que mon cousin jouissait de la sympathie des Anglais mais je ne vous ai rien dit de ses sympathies à lui. C'est, au fond, un fidèle sujet du roi de France comme tous ceux de cette malheureuse cité de Rouen. Ses relations peuvent être fort utiles car, en plus, sa femme Nicole est lingère. Elle travaille pour le jeune roi et aussi pour la duchesse de Bedford qui est à Rouen en ce moment. C'est une femme fort revêche que dame Nicole... mais, grâce à elle, la duchesse a su que les gardes de Jehanne avaient tenté de la violer et ils ont été remplacés par d'autres qui ont reçu une sévère consigne. Mes cousins recevraient volontiers un ou deux membres de leur famille, réfugiés de Louviers par exemple. Personnellement, je verrais assez un ménage modeste... un maçon et son épouse, peut-être.
Ses yeux vifs allaient d'Arnaud à Catherine et revenaient au capitaine.
L'intention était claire mais le mot « ménage » empourpra les joues de la jeune femme. Arnaud ne disait rien. La Hire se frottait le menton en faisant une affreuse grimace tant il réfléchissait profondément.
— Une bonne idée ! fit-il enfin. Ça en ferait toujours deux dans la place !
— Trois, si vous voulez bien, dit frère Étienne. Vous pensez bien que j'y retourne ! Je suis venu seulement vous mettre au courant et voir avec vous ce que l'on pouvait faire. Quand j'ai appris que Madame de Brazey était ici, cela m'a donné des idées.
La Hire se tourna vers Arnaud qui ne soufflait toujours mot et lui appliqua sur l'épaule une claque retentissante.
— Qu'en dis-tu ? Te sens-tu des dispositions pour le métier de maçon et celui, bien plus pénible, d'homme marié, fictivement tout au moins ?
Les yeux sur Catherine, Arnaud répondit brièvement :
— Je suis d'accord !
— Et je suppose que dame Catherine l'est aussi. C'est bon. Vous partirez demain. Que Dieu et Notre- Dame vous viennent en aide car vous en aurez besoin.
La Hire avait raison de supposer que Catherine était d'accord. Elle était même presque folle de joie. Passer quelque temps, même sous un déguisement, pour la femme d'Arnaud, c'était un rêve comme jamais encore elle n'avait osé en caresser. L'aventure dangereuse allait-elle se changer en un rapprochement plus doux ? Qui pouvait savoir si, durant les heures d'intimité obligatoires que ce subterfuge leur vaudrait, elle ne trouverait pas le moyen de le rapprocher d'elle, de rallumer en lui le feu de la chair auquel, par deux fois, il avait succombé. Pour cacher sa joie, elle demanda :
— Qu'est devenu messire Xaintrailles ?
Ce fut Arnaud qui répondit, avec un haussement d'épaules agacé.
— Il a rencontré une espèce d'illuminé, un berger du Gévaudan nommé Guillaume qui prophétise et se dit envoyé de Dieu. Xaintrailles est en extase devant lui et le traîne partout à l'armée. Il compte sur lui pour l'aider à délivrer Jehanne1. Il espère nous rejoindre plus tard... mais je n'y compte pas.
— Pourquoi donc ?
— Parce qu'il faut être complètement fou pour ne
1. Le berger ne dura pas longtemps. Talbot fit Xaintrailles prisonnier et se hâta de jeter le berger à l'Oise, dûment cousu en un sac de cuir.
pas voir que ce berger est un imposteur du même genre que cette fille de La Rochelle à qui Jehanne conseillait d'aller « faire son ménage et soigner ses enfants ». Il faut croire que Xaintrailles a perdu le sens, conclut Arnaud d'un ton rogue.
Un jour de la fin mars, peu après l'heure de none, un groupe misérable franchissait la porte du Grand- Pont et entrait dans Rouen : un homme, une femme, un moine. Le tout suffisamment poussiéreux et crotté pour ne s'attirer, de la part des archers anglais qui gardaient la porte, qu'un regard superficiel et dédaigneux. Ils jouaient aux dés sur un tonneau et ne se dérangèrent même pas pour visiter le baluchon que l'homme portait à l'épaule et qui devait contenir toute la fortune du ménage. Quant au moine, il n'avait visiblement pour toute richesse que son froc brun effrangé et son chapelet de buis. Il est probable qu'il en eût été tout autrement si les soldats de garde avaient pu deviner que la robe salie de la femme portait dans ses coutures une fortune de pierreries et surtout un gros diamant noir. Le reste de cette fortune se logeait dans les boules de buis du chapelet noué à la taille du moine.
Non rasé depuis trois jours, vêtu d'une souquenille crasseuse et de chausses trop larges qui tire- bouchonnaient autour de ses jambes nerveuses de cavalier, un bonnet informe drapé sur sa tête et se tenant aussi voûté que possible pour masquer sa haute taille, Arnaud était méconnaissable.
Catherine, habillée d'une robe bleue délavée, d'une cape brune trouée et les cheveux tirés impitoyablement sous une cornette qui n'avait pas été blanche depuis longtemps, ne lui cédait en rien.
— Jean Son et sa femme habitent dans la rue aux Ours, leur dit frère Etienne une fois franchi le dangereux passage du corps de garde, tout près du Beffroi. Ce n'est pas loin. Mais, pour l'amour de Dieu, mon cher ami, tâchez de baisser les yeux quand vous rencontrez un Anglais et ne le mitraillez pas de ce regard fulgurant qui sent son guerrier d'une lieue !
Arnaud, confus, grimaça un sourire et rougit.
— Je ferai de mon mieux. Mais c'est dur, frère Etienne ; la vue de leurs chapeaux de fer et de leurs hoquetons verts à croix rouge se prélassant à l'aise dans une ville française me fait voir rouge !
— Vous vous y ferez... du moins momentanément.
L'ancienne capitale des ducs de Normandie offrait
un visage d'une profonde tristesse qui ressortait étrangement sur la splendeur de son décor. Les hautes maisons à pignons, si belles avec leurs boisages apparents, leurs enseignes savamment découpées et l'élancement aérien des flèches d'église, les tours normandes magnifiées de gothique flamboyant, portant couronnes ciselées comme autant de reines, faisaient un cadre étrange aux silhouettes pressées, aux yeux baissés, aux visages mornes des habitants. Point de joyeux vacarme aux carrefours et, dans les échoppes à moitié vides, on sentait les restrictions. Des femmes silencieuses faisaient queue aux boulangeries, aux étals des bouchers et des tripiers, les pieds dans la neige avec l'espoir d'obtenir quelque chose. Par contre on voyait partout des soldats à casaque verte. Deux par deux ou trois par trois, ils déambulaient dans les ruelles, surveillant visiblement. Les consignes les plus sévères avaient été données depuis l'ouverture du procès qui tenait ses assises dans la chapelle du château, tant on craignait un coup de main soit dans le but de délivrer la prisonnière, soit pour attenter à la vie des hauts personnages que la forteresse abritait derrière son enceinte à sept tours.